Nicolas Philibert : « Comment filmer la folie  »

par Thierry Gandillot |  publié le 15/03/2024

Avec « Averroès et Rosa Parks », le documentariste fouaille encore un peu plus l’âme humaine. Et la psychiatrie à visage humain. Fascinant

Nicolas Philibert, réalisateur français, a a remporté l'"Ours d'or du meilleur film" pour le film "Sur l'Adamant" lors de la cérémonie de remise des prix de la 73e édition du Festival international du film de Berlin à Berlin, le 25 février 2023 - Photo JOEL SAGET / AFP

En 2002, Nicolas Philibert remportait un gros succès en salle avec « Être et avoir », ce documentaire exemplaire sur une classe unique d’enfants de 4 à 11 ans à Saint-Étienne-sur-Usson en Auvergne ( prix Louis Delluc, Goncourt du cinéma, César du meilleur montage) . L’année dernière, il recevait l’Ours d’Or du Festival de Berlin pour « Sur l’Adamant », sur une unité en psychiatrie située sur une péniche amarrée à Paris. Avec «Averroès et Rosa Parks », du nom de deux bâtiments de l’Hôpital Esquirol, jadis connu comme « l’asile de Charenton », il poursuit son travail.

LeJournal.info : Comment est née l’idée de réaliser un triptyque sur la psychiatrie ?

Nicolas Philibert : Ce n’était pas prémédité. C’est au montage de « Sur l’Adamant », un centre de jour très singulier, que l’idée a germé. L’Adamant est un très bel endroit, chaleureux, en bois avec des baies vitrées où l’on peut circuler librement. C’est un lieu effervescent, ouvert sur le monde, où viennent des invités – musiciens, écrivains, philosophes, chercheurs …  On y organise des visites à l’extérieur, au Palais de Tokyo ou ailleurs. C’est un lieu dans lequel on essaie de redonner aux patients de l’élan, de relancer leur désir quand bien souvent ces personnes sont assaillies par leurs angoisses.

En quoi l’hôpital d’Esquirol est-il complémentaire de l’Adamant ?

NP : L’Adamant fait partie d’un ensemble : le Pôle Psychiatrique de Paris-Centre. J’ai voulu montrer que des passerelles existent entre l’un et l’autre, qui permettent aux patients de circuler de l’Adamant à Esquirol et vice-versa. D’ailleurs, mon troisième documentaire, «  La machine à écrire et autres sources de tracas » montrera encore un autre aspect de ce travail collectif en suivant des équipes de bricoleurs bénévoles qui se rendent chez les patients qui vivent en appartement pour résoudre leurs petits problèmes domestiques. Ils s’appellent eux-mêmes « L’Orchestre ».

C’est une psychiatrie «  à visage humain » qui vous intéresse…

Oui, une psychiatrie qui cherche à résister à tout ce qui écrase la psychiatrie aujourd’hui. Qui résiste au rouleau compresseur du néolibéralisme, à la suppression des lits et des postes. Cette psychiatrie veut donner du temps au temps. C’est un film sur la parole et l’écoute. Comment accueillir la parole dans un monde où la parole est écrasée ? Où le temps est écrasé ? Comment voulez-vous que les jeunes psychiatres soient encore attirés par ce métier s’ils ne peuvent pas l’exercer dignement ? Beaucoup sont tentés d’aller voir ailleurs et de gagner trois fois plus. Ceux d’Esquirol ou de l’Adamant sont admirables, courageux et dignes. J’ai un respect immense pour eux.

Comment filmer la folie ?

J’aime cette façon un peu brutale de poser la question. C’est la première fois qu’on me la pose comme ça ! ( Long silence…) C’est aller à la rencontre d’hommes et de femmes que la société n’a pas envie de voir, qui sont rendus invisibles, rejetés, marginalisés et qui ont pourtant beaucoup de choses en commun avec chacun de nous. Ils sont stigmatisés alors qu’ils ont beaucoup à nous apporter. Ils ont une façon décalée de voir le monde ce qui n’exclut pas chez certains une extrême lucidité. Mais ils ont une plus grande porosité à la violence alors que nous, nous trouvons des stratégies pour nous protéger. Eux prennent la violence en pleine figure. Pour toutes ces raisons, troublantes, dérangeantes, attachantes parfois, ils nous ouvrent les yeux sur notre propre vulnérabilité.

J’imagine que la présence de la caméra modifie un peu les comportements ..

Oui, la présence de la caméra change le réel. Dans quelle proportion, on ne peut pas trop le dire. Certains sont intimidés, d’autres terrorisés, d’autres encore exaltés. Mais la caméra fait aussi surgir des choses. C’est un levier. Dans ce film, je me suis un peu abandonné au hasard. Je ne suis pas arrivé avec un programme préétabli, une grille de lecture, un message à délivrer. Mon cinéma est un cinéma de la rencontre. Je prends le spectateur par la main pour l’emmener à voir quelque chose. On va voir ce que l’irruption de la caméra peut produire. Elle incite certains à me raconter des choses. Je fais surgir des choses sans tenter de les leur arracher.

Je filme ce qu’on veut bien me donner. Cela dit, je choisis les patients avec lesquels j’ai eu un contact, une connivence. Pas question de filmer quelqu’un qui arrive en pleine crise… Filmer quelqu’un de très délirant, c’est le filmer à son insu. On est surpuissant avec une caméra à la main, il ne faut pas en abuser. Je dis d’ailleurs aux patients qu’ils peuvent m’arrêter à tout instant s’ils le désirent.

Avez-vous besoin d’autorisations écrites pour tourner ?

Ce n’est pas obligé. Les producteurs veulent en récolter le plus possible pour se protéger. C’est normal. Mais cela ne vous met en aucun cas à l’abri. Ça n’autorise pas à faire tout ce qu’on veut. Il faut avoir de la délicatesse. La confiance compte plus que la paperasse.

Comment gérez-vous le droit à l’image ?

Je commence par prendre du temps pour leur expliquer le circuit de la diffusion : salle, DVD, télé. Je les préviens qu’on ne pourra pas faire sauter des passages. On ne pourra pas demander à voir ses propres rushes. Le montage n’est pas un exercice démocratique. Cela dit, je peux trouver des solutions. Par exemple, avant la sortie de « Sur l’Adamant », une jeune femme a flippé et m’a demandé de supprimer sa présence à l’écran alors que j’étais en fin de montage. Mais c’était une séquence dans un groupe de musique, je ne pouvais pas la faire sauter entièrement, ça aurait pénalisé les autres. Alors j’ai accepté, exceptionnellement, de remonter la séquence de façon que la jeune femme soit toujours cachée par quelqu’un d’autre. Quand elle a vu le film, elle m’a dit : « Ah ! Comme je regrette… »

Invitez-vous les intervenants de votre film, patient ou soignant, à voir le film fini avant sa projection en salle ?

Oui, tout le monde est invité. Ils sont les premiers à voir le film. Tous ne viennent pas, certains sont dans la nature, d’autres ne répondent pas. Certains m’ont fait savoir qu’ils n’avaient pas envie de se voir à l’hôpital. Pour la projection de « Averroès et Rosa Parks » à l’Arlequin il y avait 180 personnes. Certains ont trouvé le film éprouvant, les soignants surtout. Mais, à l’inverse, un patient m’a dit : «  Vous n’avez pas assez montré ma souffrance ! »

Une rétrospective Nicolas Philibert est organisée à la Cinémathèque Française du 18 au 31 mars

Propos recueillis par Thierry Gandillot

Thierry Gandillot

Chroniqueur cinéma culture