Nouméa : le retour de la révolte kanake
En passant en force sa loi modifiant le corps électoral, le gouvernement a provoqué l’embrasement de l’île. Et montré qu’il n’avait rien appris de son histoire…
Deux nuits de violence, 80 entreprises brûlées ou détruites, des voitures calcinées et les rues de Nouméa parcourues par des hommes en armes, émeutiers kanaks contre milices d’autodéfense caldoches… On se croirait revenu à l’époque de la grande révolte kanake de 1984, quand Éloi Machoro, chef des rebelles, brisait une urne électorale à coups de hache pour symboliser le refus des urnes « coloniales ». Peu s’en souviennent, mais le geste a marqué le début de plusieurs mois de révolte kanak, un pays coupé par des barrages, des incendies, des morts, un massacre à Hienghène et une île à feu et à sang. Eloi Machoro, leader radical, sera abattu par le GIGN le 12 janvier 1985. La droite exigeait déjà le retour à l’ordre et toujours plus de force…
En 1987, un référendum lancé par Jacques Chirac, alors Premier ministre de la cohabitation, se conclut par un oui à la France, mais le scrutin est boycotté par les indépendantistes. Et le 22 avril 1988, la prise d’otages des gendarmes d’Ouvéa se termine, sur ordre du ministre Bernard Pons, par un assaut sanglant et la mort de gendarmes et de militants indépendantistes. Rien n’est réglé jusqu’à l’arrivée à Matignon de Michel Rocard, gouvernement de Michel Rocard, qui préfère le terrain de la négociation en envoyant Edgar Pisani.
En juin 1988, à Paris, les accords de Matignon sont signés par Jean-Marie Tjibaou, chef respecté du FNLKS, et Jacques Lafleur, leader des loyalistes. Ils jettent les bases d’une décolonisation progressive, pour mettre fin à la crise et acheter une paix durable. Un accord payé du prix du sang par Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné, qui seront assassinés un an plus tard par un kanak radical, toujours sur l’île d’Ouvéa.
Rythme contradictoire
Qu’en reste-t-il 40 ans plus tard ? Les grands leaders sont morts, Tjibaou, Yéweiné, Lafleur. La « décolonisation » avance par à-coups au rythme contradictoire des intérêts des loyalistes et indépendantistes radicaux. Les référendums se succèdent dont le dernier, boycotté par le FNLKS, mais imposé par la force, n’ont aucun effet. Au cœur de la crise se trouve la définition du corps électoral.
D’un côté, les Kanaks, qui se considèrent comme des « victimes de l’histoire », refusent d’être noyés dans la masse des nouveaux venus sur leur île. Ils représentent 39 % de la population (2019), contre 27 % de Caldoches, 8 % de métropolitains installés, mais aussi 11 % d’habitants venus de Wallis et Futuna, de Tahiti ou des îles Fidji. Appliquer la règle « un homme, une voix », en noyant les Kanaks dans la majorité, c’est les priver de leur droit de peuple autochtone, donc acter la colonisation. Jean-Marie Tjibaou déjà, à l’époque, pointait ce qu’il considérait comme une injustice de l’histoire, un fait colonial. On l’avait entendu.
Depuis l’accord de Nouméa en 1998, seuls peuvent voter aux élections provinciales – essentielles – ceux aptes à voter au référendum approuvant cet accord. En février 2007, ce corps électoral restreint a été gelé par une révision constitutionnelle décidée par Jacques Chirac.
L’idée étant de prolonger les accords de Matignon de 1988, de former une citoyenneté calédonienne, appelée à édifier un destin commun sur le chemin d’une émancipation de la Nouvelle-Calédonie. L’inconvénient est que, vingt-cinq après, ce gel écarte du vote aux élections provinciales, plusieurs milliers de natifs de Nouvelle-Calédonie, y compris des Kanaks, ainsi que des personnes durablement installées. Indépendantistes du FNLKS et loyalistes sont d’accord pour le modifier. Mais pas aux mêmes conditions.
La négociation achoppe
Pour le FNLKS, il s’agit d’avancer sur un accord de bonne foi, en discutant les modalités d’un nouveau référendum d’autodétermination ainsi que des avancées en matière d’émancipation de la Nouvelle-Calédonie. Pour la droite loyaliste, l’objectif , au contraire, est d’abord d’empocher le gain électoral sans contrepartie et d’écraser par les urnes la voix des Kanaks. Résultat, la négociation achoppe. Or, si on peut modifier un contrat avec l’accord de ceux qui ont approuvé l’accord de Nouméa, et dans son esprit, toute modification brutale s’appelle une rupture de contrat.
Déjà, le pouvoir avait envoyé un très mauvais signe aux Kanaks en nommant secrétaire d’État Sonia Backès, chef de file des anti-indépendantistes. Et, face au blocage des négociations, le gouvernement a décidé de passer en force en faisant voter par le Parlement une modification du corps électoral, par 351 voix contre 153, une loi qui doit-être entérinée par le Congrès dès la fin juin. Une façon de remettre en cause un des piliers historiques des accords de Nouméa de 1998 et de détricoter ceux de Matignon de 1988.
La réaction ne s’est pas fait attendre : la rue kanake a explosé. Alimentée par des indépendantistes ulcérés, la violence des jeunes kanaks oubliés des banlieues de Monravel à Nouméa a reonctré celle des milices caldoches. Les communautés s’affrontent sur cette île où beaucoup sont sur-armés. « Je vous laisse imaginer ce qui va se passer si des milices se mettent à tirer sur des gens armés », a alerté Louis le Franc, Haut-commissaire à Nouméa.
La droite, elle, retrouve ses vieux réflexes. Sonia Backès demande « l’instauration de l’État d’urgence », notamment « en envoyant l’armée aux côtés des forces de police et de gendarmerie » pour répondre à une « situation de guerre civile ». La force, toujours plus de force, comme le demandait la droite contre la révolte de 1984, comme l’a fait Bernard Pons lors de l’épisode de la grotte d’Ouvéa. Alors que seule la négociation menée par Edgar Pisani, Christian Blanc et le gouvernement Rocard avait permis de ramener le caillou que le chemin de la paix civile.
Des référendums pour rien, une loi passée en force, Nouméa qui explose encore une fois quarante ans après la grande révolte kanake, la droite qui crie au loup, la violence, des Néocalédoniens à nouveau face à face… On est loin du chemin de la « parole » dont parlait Jean-Marie Tjibaou. Décidément, l’histoire ne nous a rien appris.