Orbán ? C’est aussi notre faute !

par Jérôme Clément |  publié le 12/07/2024

Si le président hongrois déroge aux règles européennes, c’est entre autres parce que l’Europe échoue à construire une identité commune.

Jérôme Clément

Tollé en Europe, après la visite de Viktor Orbán à Moscou. La rencontre du nouveau président de l’Union européenne avec le dictateur du Kremlin a suscité l’indignation générale. Le prétexte avancé – jouer les médiateurs dans le conflit avec l’Ukraine – sans aucun mandat ne trompe pas les pays européens, qui voient dans ce voyage une preuve de plus de l’impossibilité d’une position unanime dans la condamnation de la guerre menée par la Russie en Ukraine.

Provocation ? Sûrement, d’autant qu’Orbán s’est ensuite rendu à Pékin pour rencontrer Xi Jinping et vient de rendre visite à Donald Trump en marge du sommet de l’Otan (il a d’ailleurs choisi d’inscrire la présidence hongroise sous le slogan « Make Europe Great Again »). Pour bien faire comprendre à ses partenaires européens qu’il n’y a pas une seule politique en Europe, celle de la Commission et du Conseil européen et que personne ne peut le contraindre à renoncer à la ligne qu’il définit pour la Hongrie.

On aurait tort toutefois de mettre sur le seul dos d’Orbán la responsabilité de cet échec. Dans un article remarquable – « Un Occident kidnappé, ou la tragédie de l’Europe centrale » – Milan Kundera posait en 1983 la question de l’identité de ces pays d’Europe centrale, baladés de l’empire austro-hongrois à l’empire soviétique, puis rattachés à l’Occident, mais toujours en situation historique contradictoire, ce qui est l’un des drames de l’Europe.

« Orbán affirme d’abord une identité perdue, une histoire, une civilisation oubliée, dans un pays situé historiquement et géographiquement à la frontière des deux Europe »

Kundera analyse les raisons des difficultés de ces pays d’Europe centrale à définir une identité politique, géographique et même culturelle. Et pourtant, elle existe. Elle s’inscrit dans une longue histoire, anachroniquemais persistante : « Elle tente désespérément de restaurer le temps passé, le temps passé de la culture, le temps passé de l’histoire, parce que seulement dans cette époque-là, seulement dans le monde qui garde une dimension culturelle, l’Europe centrale peut encore défendre son identité… La vraie tragédie de l’Europe centrale n’est donc pas la Russie, mais l’Europe. » 

Si l’on applique ses réflexions à ce qui se passe, aujourd’hui, on comprend qu’Orbán affirme d’abord une identité perdue, une histoire, une civilisation oubliée, dans un pays situé historiquement et géographiquement à la frontière des deux Europe. « N’oublions pas que ce n’est qu’en nous opposant à l’histoire, en tant que telle, que nous pouvons nous opposer à celle d’aujourd’hui », disait Gombrowicz.

Orbán, à Moscou traduit cet écartèlement : l’histoire d’hier plaquée sur celle d’aujourd’hui. Mais si cette position, et bien d’autres du même Orbán, contreviennent gravement aux règles communes d’aujourd’hui, elle signifie aussi notre échec : n’avoir pas su créer une identité européenne et culturelle suffisamment forte, dans toutes ses composantes, pour faire naître une ligne politique commune qui incarne et tienne compte de l’identité de chacun. Partagés entre l’Est et Ouest, les pays d’Europe centrale ont du mal à se sentir entièrement occidentaux.

Prisonnière de leur histoire, de leurs intérêts, de leurs religions, une partie d’eux-mêmes est restée de l’autre côté. Leur nationalisme n’exprime pas autre chose, leurs jeux d’alliance non plus. Viktor Orbán, avec ses excès, ne signifie rien d’autre : l’Europe ne peut être seulement qu’une addition de règles économiques, techniques ou militaires, un système protecteur. Elle doit être aussi – surtout ? – un creuset culturel dans lequel se fonde l’âme des peuples.

Jérôme Clément

Editorialiste culture