Otages : le sordide marchandage
La joie de voir les premiers otages libérés ne saurait faire oublier les conditions d’une négociation moins proche d’une libération humanitaire que d’un commerce obscène de la vie humaine auquel nous sommes condamnés d’assister
Il a dix ans, se prénomme Ohad, vient de passer 50 jours dans les tunnels de Gaza et court dans un couloir d’hôpital se jeter dans les bras de son père. Elle a cinq ans, s’appelle Amélia, des cheveux blonds, des yeux bleus et un sourire incrédule dans les bras de ses parents. À côté d’elle, sa petite sœur, deux ans et demi, le regard vide. « Tu es heureuse d’être là ? », demande le père. La gamine fait un oui mécanique de la tête. Elle n’est pas encore revenue. Des enfants, des femmes, parfois trois générations d’otages libérés, la grand-mère, la mère, la fille… les images, largement diffusées, tournent en boucle. À Tel-Aviv, sur la grand-place, la foule chante, danse au son des guitares et bat des mains. Et une pensée pour ceux qui ne sont pas encore là.
Comme à Beitunia, près de Ramallah, en Cisjordanie occupée, où la foule accueille de nuit les bus qui ramènent les détenus libérés des prisons d’Israël. Là encore, la liesse, des feux d’artifice dans le ciel, une nuée de keffiehs, des drapeaux palestiniens et des embrassades. Là encore, des femmes et des enfants mineurs libérés, mais après des années de captivité. Et une pensée aussi pour ceux qui sont toujours enfermés.
Comment ne pas se réjouir du bonheur des familles ? Comment ne pas s’émouvoir de la force de ces retrouvailles ? Comment ne pas se laisser prendre par cette épopée humaine ? Il faudrait-être de bois. D’autant que les radios, télés, journaux nous abreuvent d’informations de détails, d’annonces, de démentis, de confirmations, et content heure après heure le déroulé de ces épisodes faits d’angoisse, de suspense, de soulagement ou de deuil. Précisément.
Qu’est-ce que tout cela nous dit ? Que le Hamas avait raison dans son calcul cynique de prendre un maximum d’otages, hommes, femmes, enfants, handicapés ou séniles… peu importait ! On a promis, à chacun des combattants kidnappeurs confirmés, dix mille dollars et un appartement à Gaza par tête. Même si la deuxième promesse sera difficile à réaliser dans un territoire en ruines. Alors, ils ont kidnappé, deux cents, deux cent vingt, deux cent quarante… le décompte n’a cessé de croître. Et le résultat est à la hauteur de leurs espérances. D’abord, une trêve, des camions d’aide alimentaire et la libération de prisonniers palestiniens en Israël. Mais à quel prix !
Ce n’est pas un échange. Plutôt une libération au compte-gouttes, un commerce de détail, un étal de boucherie où on débite les humains comme de pièces de viande à vendre. Je te rends 24 otages le 24 novembre, d’abord dix Thaïlandais et un Philippin – c’est moins cher. Plus cinq femmes et huit enfants – pas faciles à entretenir ceux-là ! – de deux ans et demi à soixante-dix ans. Une première livraison. Qui permet de découvrir qu’ils ont passé 50 jours dans des tunnels, sur des chaises en plastique, nourris irrégulièrement de riz et de pita. Qui permet aussi, grâce aux témoignages, d’ouvrir les yeux sur les viols, les sévices sexuels, voire les mutilations subies par les femmes. Des otages qui vont retrouver leur kibboutz de Nir Oz, ses maisons dévastées, son horreur, ses morts, ses disparus. Welcome Home.
En échange, tu me libères 37 prisonniers palestiniens. Puis 39 de plus. Puis…. Des femmes et des enfants mineurs. Que font les enfants en prison, certains depuis des années, sans jugement, par simple reconduction d’une « rétention administrative ». Bon, par petits groupes ou pas, l’important est que les otages soient libérés, non ? Ah, mais pas si simple !
Voilà que tout bloque. Le Hamas avance des conditions de la négociation pas respectées. Tout s’arrête. Est-ce suspendu, fini, perdu ? Les journalistes s’activent, le monde retient son souffle, les diplomates négocient, les capitales s’émeuvent, les familles tremblent. Longues tractations. On s’interroge, on croit savoir, il semblerait que… ouf ! C’est reparti. Le 25 novembre, cinq femmes libérées et huit enfants. Dont quatre Thaïlandais, pour faire un bon compte. En échange, l’État hébreu a autorisé l’entrée à Gaza de 137 camions chargés d’aide alimentaire et de 129 000 litres d’essence. Calculez le prix du carburant et de la farine par vie humaine… De plus, cette largesse permet à bas prix d’éviter le chaos sanitaire qui menace un territoire surpeuplé, affamé, assoiffé, sans soins.
Calculs et grenouillages, dilemmes et choix contradictoires. Un commerce de détail, certes, mais un commerce mondialisé. Gros plan sur la Maison-Blanche. À Washington, Joe Biden presse, se veut rassurant : « Ce n’est qu’un début, mais pour l’instant tout se passe bien ». Il joue gros. En soutenant Israël jusqu’au bout, il perd des points et hypothèque sa prochaine élection présidentielle.
De son côté, le Qatar, petit émirat assis sur l’or du pétrole, caracole en tête de la bourse de la diplomatie. Il joue les bons offices pour la libération des otages, mais abrite les chefs du Hamas et aurait obtenu qu’Israël ne vienne pas les assassiner sur son territoire. Gagnant-gagnant. L’Égypte, elle, un peu oubliée au début, revient fort au centre du terrain. L’aide alimentaire et les évacuations passent par ses frontières. Et ses diplomates se sont activés pour trouver une issue au blocage du deuxième groupe.
Et la France, donc, pas de libération de ses ressortissants. Aïe ! Manière pour le Hamas de faire payer à Paris une des déclarations jugées trop pro-israéliennes. Emmanuel Macron en est réduit à affirmer sa « détermination à obtenir la libération des otages français ». Contrairement à la Russie que le Hamas a récompensée en lui remettant directement un otage, de gré à gré, sans formalité et sans passage à la caisse. Un pourboire. En remerciement du soutien du camarade Poutine. Oui, tous les présidents tremblent, supputent, calculent, négocient, dès lors qu’ils craignent leur opinion publique et connaissent, eux aussi, le prix des otages.
Reprenons : 37 otages israéliens libérés, 39 Palestiniens libérés. Le magasin des prisons de l’État hébreu est plein. Et il reste environ deux cents otages israéliens potentiels à libérer. Avant le décompte de ceux qui ont été tués, par les bombardements sur Gaza ou par les geôliers du Hamas. Sans compter les quarante otages dont le Hamas affirme qu’ils sont détenus par d’autres parties à Gaza, donc en dehors de ses circuits. On imagine le marchandage en interne. Une sorte de marché noir des otages en sorte.
Combien de vies humaines encore à négocier ? Combien de temps à vivre, pour les familles, les amis, les proches, suspendus, tremblants, à chaque bonne ou mauvaise nouvelle ? Combien de temps allons-nous assister à cette traite des êtres humains, en écoutant la radio chaque matin, en ouvrant notre journal, en quête d’une image de retrouvailles ou de famille en deuil ? À suivre la bourse des otages, les variations du cours de la vie d’un homme, d’une femme, d’un vieillard, d’un enfant, selon sa nationalité et son profil.
La prise d’otage massive du Hamas ne peut pas être qualifiée d’arme du faible. Elle est sans aucun doute d’une terrible efficacité, mais c’est une bombe sale. Et le marchandage sordide que les deux belligérants en font nous condamne, entre voyeurisme et profond malaise, à suivre à contrecœur chaque épisode de la série la plus nauséeuse de la décennie.