Paris occupé, mais Paris libéré…

par Thierry Gandillot |  publié le 19/04/2024

 Philippe Collin raconte Franck Meier, barman juif au Ritz, sous l’occupation, ni héros, ni salaud, mais trouble. Comme l’époque

D.R Albin Michel

Demain, les troupes allemandes seront dans Paris. Otto de Habsbourg noie son chagrin dans du gin Beefeater au bar du Ritz. Le dernier verre avalé cul sec, il se lève, chancelant, serre dans ses bras Frank Meier, le barman qui, depuis vingt ans, officie pour tout ce que la clientèle du palace compte comme people, « Cette accolade ressemble à un épilogue, écrit Philippe Collin, journaliste et producteur de formidables podcasts (Pétain, Blum, Céline), pour France-Inter.  Otto de Habsbourg dit adieu à l’Europe : dans quelques jours, il sera à Washington. Le barman du Ritz regarde disparaître son dernier client du monde d’avant. » « Le monde d’hier » aurait dit Stefan Sweig.

Juif, comme Sweig, Meier ne s’est pas suicidé ni exilé au Brésil. Il aurait pu fuir, l’occasion lui en a été donnée. Mais personne ne sait qu’il est juif. Son père, qui a fui les pogroms de Lodz pour se réfugier dans le Tyrol autrichien, a refusé qu’il soit inscrit sur les registres de la synagogue ou circoncis. De ce côté-là, Frank est tranquille, du moins tant que quelque bureaucrate fouille-merde ne vient pas lui faire des ennuis…

Pendant quatre ans – «  coincé dans le nid des Boches », comme il l’écrit dans son Journal , Meier se fond dans le décor, il est une légende vivante, auteur d’un livre qui fait référence : The Artistry of mixing drinks. Sa proximité avec des gloires du monde d’avant – Sacha Guitry, Coco Chanel, Arletty …  -, toujours en cour dans le monde d’aujourd’hui, le protège. Son client le plus fidèle n’est autre qu’Ernst Jünger. Meier, comme Jünger, a fait 14-18, mais de l’autre côté des barbelés. Des tranchées, l’as du shaker garde un goût amer ; et il n’a plus l’âge ni l’envie de jouer les héros. «  Il faut savoir que les choses sont sans espoir, et être pourtant déterminés à les changer », lui avait dit, une nuit, Scott Fitzgerald.

Du compromis à la compromission, la marge est parfois ténue. Mais Franck garde ses distances. Il prend même des risques pour protéger un jeune juif menacé. Ou pour fournir en morphine, la belle Blanche Auzello, dont il est fou amoureux transi. Elle est juive et, grâce à ses relations dans les ambassades, Frank lui obtient des papiers. Mais c’est la femme d’un directeur du Ritz avec lequel il a pris la crête de Vimy. On ne trahit pas un camarade de combat.

Parfois la potion a un goût amer.  Au Ritz, les Allemands sont chez eux. Göring s’est fait installer une immense baignoire dans laquelle il passe des heures pour atténuer les effets de la drogue et trafiquer des œuvres d’art. « Dans Fritz, il y a Ritz », dit Georges, le fidèle bras droit de Frank qui n’hésitera pas à « en croquer ». Pour autant, Meier n’est pas toujours nickel, et il prend des commissions sur quelques trafics.

A la Libération de Paris, l’un des premiers à se précipiter au bar du Ritz, n’est autre que « Papa » Hemingway qui secoue Frank dans ses bras comme un vulgaire Martini dry. La roue tourne …

Le Barman du Ritz– Philippe Collin- Albin Michel

Thierry Gandillot

Chroniqueur cinéma culture