Paul Auster : le livre des adieux

par Laurent Perpère |  publié le 15/03/2024

Un roman comme un livre d’adieu d’un des plus grands écrivains américains et que l’on referme avec un pincement au cœur 

D.R

On n’ouvre pas ce livre sans un pincement au cœur, à la pensée que c’est sans doute le livre d’adieu de Paul Auster, atteint depuis plusieurs années d’un cancer. Sa dernière grande œuvre romanesque, 4321, était très ambitieuse, construite et virtuose, peut-être trop. On est avec Baumgartner dans un tout autre registre, celui de l’intime, de la confidence. Très romanesque pourtant.

La scène d’ouverture est magnifiquement enlevée, comme une séquence de film comique classique. Baumgartner est assis à son bureau, son « cogitorium » (il est philosophe), attaché à l’écriture de ce qui sera probablement son dernier opus. Il descend chercher une référence, et c’est une succession de contretemps, d’oublis, d’accidents qui le distraient de sa tache initiale et le confrontent aux signes d’une vieillesse à l’avancée inéluctable et inquiétante.

Le second chapitre déploie le second thème majeur du livre, celui de l’absence irrémédiable de sa femme Anna, emportée dix ans plus tôt par un accident soudain. « Les dieux pervers lui ont accordé le droit douteux de continuer à vivre sans elle ».

Le roman va entrelacer ces deux motifs, le temps passé et le manque – « le membre fantôme » – comme le ferait une sonate en mineur, avec ses digressions et ses variations. C’est subtil, doux-amer et plein d’une couleur d’automne, à la fois vibrante et fugace. Du grand art.

En errant au milieu de ses souvenirs, au hasard des associations d’idées, Baumgartner recrée les figures marquantes de sa vie. Anna, bien sûr, son épouse disparue, son unique amour, une intellectuelle solaire. Judith, qu’il croit pouvoir être son accompagnatrice au seuil de sa vieillesse. Molly, la livreuse d’UPS, à laquelle il commande des livres qu’il ne lira pas pour le seul bonheur d’une visite quotidienne et de ses yeux à la « vivacité radieuse ». Et deux figures majeures: son père Jacob, dérisoire anarchiste en chambre aux rêves brisés et sa mère Ruth, mère courage et surtout issue d’une famille juive d’Ukraine, les Auster (!), dont Baumgartner ne pourra retrouver la trace à Ivano-Frankivsk.

Dans l’évocation de ces personnages Auster (Paul) alterne avec bonheur les rêveries de Baumgartner, les extraits de journaux ou de lettres, les interventions du romancier, comme une rhapsodie qui mimerait les incertitudes de la mémoire et les fausses assurances de la chose écrite. On reconnaît là Auster à son meilleur.

La conclusion est une brillante mise en perspective du travail de mémoire involontaire accompli par Baumgartner, qui ouvre à la fois sur la permanence de l’écrit et la perpétuation du vivant à travers l’adoption d’une fille spirituelle. On ferme le livre avec regret, tant on s’est attaché à l’ordinaire saga de S.T.Baumgartner, qu’on quitte « le vent dans la figure et du sang suintant encore de la blessure à son front ».

D’une blessure à une autre, une vie.

Baumgartner, de Paul Auster, 200 pages. Actes Sud

Laurent Perpère

chronique livre et culture