« Perfect days »: quand Wim Wenders médite dans les toilettes

par Laurent Perpère |  publié le 09/12/2023

La poésie, le silence, la banalité du quotidien et des toilettes publiques à Tokyo…Peut-on faire un film avec cela? Oui. Et quel film!

D.R

S’ouvre donc la quatrième ou cinquième journée dans la vie d’Hirayama. Le raclement du balai d’un vieillard qui nettoie le trottoir, l’aube naissante. Il replie son futon et le range, contemple un moment le ciel, pluvieux aujourd’hui, enfile sa combinaison siglée dans le dos « Tokyo toilets », se brosse les dents, prend son portefeuille, ses clés et sa monnaie soigneusement rangés la veille, prend une boite de café au distributeur automatique de la cour, choisit soigneusement une cassette de rock des années 60 ou 70 avant de démarrer sa camionnette, et part à travers la métropole qui s’éveille vers les premières toilettes qu’il a la charge de nettoyer.

À ce stade, on n’est pas sûr de vouloir subir une nouvelle journée dans la vie d’un préposé à l’entretien des toilettes publiques de Tokyo, quelle que soit la beauté de ces créations du mobilier urbain (dont Paris pourrait s’inspirer avec avantage). Une existence aussi réglée, à la répétition obsessionnelle, dénuée de toute dramaturgie fait difficilement un film.

On n’ose pas vraiment partir, après tout on a de la tendresse pour Wim Wenders. On reste donc, et on se laisse peu à peu gagner par une sorte d’envoûtement, qui laisse à la sortie un goût étrange, une satisfaction quiète, et le sentiment d’avoir accédé à une forme supérieure de jouissance intellectuelle, proche de la méditation sur la vie, la beauté du monde, l’aspérité de la monotonie.

Wim Wenders réussit la prouesse d’une traversée sur la crête de la montagne, entre insignifiance totale et signification absolue, remarquablement filmée.

Durant les deux heures du film, Hirayama ne dit à peu près pas un mot, sauf dans une scène géniale où il croise un inconnu en phase finale d’un cancer, le soir auprès de l’eau. Son compagnon de rencontre souffre de devoir mourir sans avoir de réponse à une question anodine: quand deux ombres se superposent, l’ombre est-elle plus sombre ? Débute un jeu puéril entre les deux, où se mélangent et se séparent les deux ombres, et l’on a le sentiment d’accéder là au dévoilement du sens de la vie, fugitivement.

Hirayama ne parle pas. Son silence ouvre la parole des autres : sa nièce fugueuse, une passante, une ado qui découvre Patti Smith sur une de ses cassettes, son jeune collaborateur. Sa sœur, dans une très belle scène, toute en retenue, laisse entrevoir un événement terrible à l’origine du déclassement apparent du héros, mais on n’en saura pas plus.

Koji Yakusho n’a pas eu par hasard le prix d’interprétation masculine à Cannes. Il est proprement stupéfiant d’humanité, de rayonnement, d’irritation, d’humilité et d’amour de la vie à travers d’infimes altérations du visage. Le plan final, le long temps d’une dernière chanson, est extraordinaire : une nouvelle aube, une nouvelle journée, l’accueil de la joie, avant, comme le chante Lou Reed, A perfect day, à nouveau.

Laurent Perpère

chronique livre et culture