Pierre Moscovici,« le sérieux des finances publiques est aussi de gauche »
Pour le président de la Cour des comptes et ancien ministre de l’Économie, le gouvernement doit réduire au plus vite le déficit public, qui frôle les 5% du PIB, afin de limiter la charge de la dette. Une obligation qui s’imposerait tout autant à la gauche. Entretien
Pour le président de la Cour des comptes et ancien ministre de l’Économie, le gouvernement doit réduire au plus vite le déficit public, qui frôle les 5% du PIB, afin de limiter la charge de la dette. Une obligation qui s’imposerait tout autant à la gauche.
Propos recueillis par Laurent Joffrin
Le Journal.info – Vous estimez que le retour prévu du déficit public, aujourd’hui à près de 5 % du PIB, à 3 % en 2027 ne suffira pas. Vous demandez douze milliards d’économies supplémentaires. N’est-ce pas étrange de voir un socialiste plaider pour l’austérité ?
Pierre Moscovici – Je peux avoir des idées et des convictions personnelles, mais comme président de la Cour des comptes, j’ai un devoir d’impartialité et d’indépendance que je respecte pleinement. Je ne peux donc pas m’exprimer comme socialiste.
LeJournal.info – Alors ?
Pierre Moscovici – La dette publique n’est pas une question de droite ou de gauche. La France fait face à un problème majeur : la charge de la dette. À l’époque bénie des taux d’intérêt négatifs, il y a deux ou trois ans, cette charge était de 31 milliards d’euros par an. En 2024, elle passera à 57 milliards et en 2027, à 84 milliards d’euros, soit un quasi triplement en six ans. Elle va dépasser le budget de l’Éducation nationale, ce qui n’est jamais arrivé. C’est un danger majeur !
LeJournal.info – Certains, à gauche, estiment que ce discours mène à l’austérité…
Pierre Moscovici – C’est un contresens. Si je me place du point de vue de la gauche, que je connais tout de même, il faut bien comprendre que la dette publique est l’ennemie de toute dépense publique utile, donc du service public. Chaque euro que l’on consacre au remboursement de la dette est un euro en moins pour l’éducation, la justice sociale, la sécurité, la transition écologique. Il n’y a pas de dépense publique plus bête et plus stérile que la charge de la dette. De surcroît, et j’en ai fait l’expérience comme ministre des Finances, quand un pays est très endetté, l’action publique devient quasi impossible.
LeJournal.info – D’autres diront : empruntons encore et investissons.
Pierre Moscovici – Mais non ! En raison des taux d’intérêt, l’emprunt coûte de plus en plus cher. Nous avons accumulé une montagne de dette, qui obère le budget, alors que nous avons devant nous un mur d’investissements, notamment verts. Nous avons besoin de 34 milliards d’euros par an pour financer la transition écologique. Je ne sais pas comment on les trouve si la charge de la dette est de 84 milliards d’euros par an.
LeJournal.info – L’appartenance à la zone euro est-elle un handicap ?
Pierre Moscovici – Non, c’est un atout, car elle nous protège, d’abord des fluctuations monétaires et de leur impact délétère. Mais nous avons aussi pris des engagements vis-à-vis de l’Europe. Nous avons choisi l’euro et personne ne souhaite l’abandonner. Cela nous oblige. Il y a dans cet ensemble européen un règlement de copropriété, qui est logique : nous ne devons pas nous écarter trop des autres économies. Si je dis que 3 % en 2027, c’est tard et peu de baisse, c’est parce que nous serons les derniers à y parvenir. Il y a trois grands pays dans la zone euro, l’Allemagne, l’Italie et la France. La dette publique s’élèvera à moins de 60 % en Allemagne, à 140 % en Italie, et à 108 % en France. Comment imaginer que cela reste éternellement sans conséquence ? Nous devons, au contraire, rechercher la plus grande convergence possible, sans renoncer à notre propre modèle. Je ne plaide pas pour un désendettement à marche forcée. Mais nous sommes dans la divergence. La France est un des pays de la zone euro qui fait le moins d’efforts. Ce n’est pas son rôle ni sa place.
LeJournal.info – Le gouvernement d’Élisabeth Borne n’est donc pas sérieux ?
Pierre Moscovici – Le gouvernement a pris conscience de la situation. Il y a une incontestable inflexion dans le projet de loi de Finances pour 2024. Mais nous sommes encore au milieu du gué. L’objectif pourrait être plus ambitieux et les hypothèses économiques me paraissent optimistes, la prévision de croissance est élevée et les économies envisagées ne sont pas assez documentées.
LeJournal.info – Il y a cinq ans, on disait à peu près la même chose : il fallait se désendetter au plus vite. Puis est venu le « quoi qu’il en coûte » : ce qui était impossible est devenu possible. Une bonne partie de l’opinion en déduit que c’est la même chose aujourd’hui et que les efforts dont vous parlez peuvent être évités…
Pierre Moscovici – Comme président de la Cour des comptes, j’ai approuvé le « quoi qu’il en coûte ». La vie humaine était en jeu, puis le sauvetage de l’économie et de la vie sociale, qui menaçaient de s’effondrer à cause de la pandémie. Il fallait agir pour l’éviter, à tout prix, quoiqu’il en coûte en effet. Mais cela ne signifie pas qu’on doive maintenant répondre à tout problème par un chèque. On a pris un mauvais pli. On se dit : une difficulté, une dépense, et l’unité de compte semble être désormais le milliard d’euros. Cela n’a aucun sens ! On finit toujours par être rattrapé par la patrouille financière. Soyons précis : nous avons 3 050 milliards à rembourser et nous devons trouver chaque année 275 milliards sur les marchés, avec une dette publique détenue en grande partie par des investisseurs étrangers. C’est du tangible.
LeJournal-info – Sommes-nous les seuls dans ce cas en Europe ?
Pierre Moscovici – Je constate que l’Allemagne, les Pays-Bas, la Grèce ou même le Portugal, deux pays dirigés par des gouvernements de gauche, sont déjà au-dessous des 3 % de déficit. L’Espagne y sera en 2024, l’Italie en 2025. Dans ma conception, le sérieux financier fait aussi partie de la culture de la gauche. Pierre Mendès-France disait que « des comptes en désordre sont le signe des nations qui s’abandonnent » : je partage totalement cette phrase. Et quand la gauche a été au pouvoir, entre 1981 et aujourd’hui, elle s’est toujours efforcée d’être bonne gestionnaire, ce qui lui a permis de durer, de moderniser l’économie tout en redistribuant.
LeJournal.info – Certains disent encore : la Banque centrale européenne doit effacer la dette publique par création monétaire…
Pierre Moscovici – La Banque centrale européenne n’effacera pas la dette ! Elle ne le veut pas et, de toute manière, ce n’est pas en son pouvoir. Ou bien il faudrait quitter l’euro, contre la volonté des Français, et décider une sorte de banqueroute. Nous serions alors en face à face avec les marchés financiers, qui sont nettement moins tendres que l’Union. européenne. Nous serions aussitôt sanctionnés par des taux d’intérêt prohibitifs. Le cas s’est posé pour la Grèce : l’ancien Premier ministre Alexis Tsipras s’est vite rendu compte qu’un « Grexit » rendrait le redressement des finances grecques encore plus douloureux. Avec courage, il a choisi de rester dans l’euro et a fait le nécessaire, aidé par la Commission européenne et la France, pour sortir des programmes dans des conditions moins brutales, sauvant ainsi son pays. Son successeur, Kyriakos Mitsotakis, bénéficie aujourd’hui de ces efforts.
LeJournal.info – Alors comment redresser les finances publiques sans imposer une cure d’austérité ?
Pierre Moscovici – Il faut modifier nos comportements collectifs et exercer une action volontaire sur la dépense. Non en comptant uniquement sur une croissance forte, qui ne s’annonce pas dans les prochaines années, ni en rabotant indistinctement toutes les dépenses. Il faut mettre en oeuvre une revue systématique des politiques publiques.
LeJournal.info – Ce qui veut dire ?
Pierre Moscovici – S’interroger sur la qualité de la dépense publique. Les dépenses ne cessent d’augmenter en France, la dépense par habitant a cru de 28 % depuis 2000, mais les Français sont de moins en moins satisfaits de leurs services publics. Il faudra bien s’attaquer à ce problème : nos services publics peuvent être améliorés sans forcément dépenser plus.
LeJournal.info – En faisant travailler plus les fonctionnaires ? En réduisant les frais de fonctionnement ?
Pierre Moscovici – Ce n’est pas à la Cour des comptes d’en décider. C’est le rôle du gouvernement. Je constate toutefois que l’augmentation des dépenses n’augmente pas la satisfaction des Français. Je crois pour ma part qu’on peut réformer, sans austérité, en améliorant à la fois l’efficacité et la justice de nombreuses politiques publiques (éducation, santé, logement, sécurité, dépenses fiscales…). Nous pouvons, nous devons faire mieux en maîtrisant la dépense.
LeJournal.info – Certains proposent de réduire les « dépenses fiscales », c’est-à-dire les avantages fiscaux concédés aux entreprises ou bien à certaines catégories sociales.
Pierre Moscovici – Il y a certainement de l’argent à récupérer en passant ces avantages en revue. Nous proposons d’en plafonner la durée et de remettre en cause ceux qui sont devenues inutiles. Mais ils ont souvent été décidés en fonction d’objectifs précis : soutenir une industrie, par exemple, aider l’agriculture, ou favoriser la recherche. Il ne faut pas en attendre des miracles.
LeJournal.info – D’autres préconisent de taxer plus fortement les hauts revenus ou les hauts patrimoines.
Pierre Moscovici – Je connais bien cette question : c’est moi qui ai mis en œuvre la taxation à 75 % des hauts revenus promise par François Hollande en 2012. Le risque était de provoquer une fuite des personnes imposées, le tout pour un rendement décevant. Nous y croyions peu, ce n’était pas constitutionnel et nous y avons renoncé. Il peut être légitime d’imposer plus les riches. Je n’ai pas d’hostilité à la proposition d’un prélèvement exceptionnel pour la transition écologique, proposé par Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, qui n’est pas un ISF vert : elle mérite en tout cas débat et expertise. Mais il n’est pas raisonnable d’attendre de la hausse des impôts sur les plus fortunés, ni d’ailleurs des impôts tout court, la solution de nos problèmes de déficit. Nous atteignons les 45 % de prélèvements obligatoires. Cela me paraît un maximum. Pour la bonne marche de l’économie – et pour la survie politique de tout gouvernement – je plaide pour une stabilité fiscale. Nous sommes à un niveau très élevé d’imposition moyenne. On peut réformer ce système pour des raisons d’équité ou d’allocation, mais à l’intérieur d’un taux global de prélèvement qui ne peut pas augmenter beaucoup. Il y a 10 ans, en 2013, j’avais reconnu qu’il y avait un « ras-le-bol fiscal » en France. Je n’ai pas changé d’avis.
Propos recueillis par Laurent Joffrin