« Porter la réforme »

par Emmanuel Tugny |  publié le 29/03/2024

Novlangue. De Newspeak, George Orwell, « 1984 ». Langage convenu et rigide destiné à dénaturer la réalité

Écoutons nos politiques : ils sont, à les entendre, des Atlas, des corps en souffrance ployant sous les projets de loi, les programmes, les textes fondateurs. Ils « portent » une loi, ils « portent » un décret, ils « portent » une initiative, ils « portent » une réforme… ad nauseam.

René Girard l’a amplement identifié en 1972 dans La Violence et le sacré, une caractéristique de la modernité est la transition qu’on y observe de l’héroïsme agent vers l’héroïsme patient, de la prouesse épique vers la prouesse victimaire, de Lancelot vers Tristan, de Dom Juan vers Werther. Ainsi, avec le christianisme, le surhomme, l’homme nonpareil, devient la victime, et le « banal », comme l’atteste Hannah Arendt, le bourreau.

Il semble en aller de même au champ politique, à en juger par l’emploi métaphorique épuisant qu’on y fait ces temps-ci du verbe « porter ». Ils incarnaient ? Ils défendaient ? Ils promouvaient ? Ils faisaient de leur corps une chair nouvelle, vivant symbole de constructions collectives ?  Les voici placés à distance, distingués de leur action, de cette action qui les bourrelle, qui les blesse, qui leur « pèse » !

Le politique semble devenu, à l’entendre, le portefaix, le coolie, le sherpa, du politique : on ne « fait » plus la politique, on la « supporte » ; on n’est plus un politique, on endure le politique. La politique n’est plus action, elle est passion. Le héros politique du temps ne « vit » plus le politique, il en est le patient : reste à savoir combien de temps ce patient « supportera » de courber l’échine sous le fardeau civique.

Emmanuel Tugny

Journaliste étranger et diplomatie