« Pour ceux dont la parole est empêchée »

publié le 07/06/2024

Pour qui travaillent les reporters? Cette semaine, Victor Castanet,  Prix Albert Londres 

Victor Castanet

« Nous trouvons inacceptables qu’une maison de retraite qui se veut d’un grand standing et dont les prix sont exorbitants ne propose pas de service de meilleure qualité. Nous constatons chaque jour l’importance des petites économies telles que l’absence de stocks de protections et les pénuries récurrentes de produits d’hygiène. Que dire du turn-over et du déficit chronique de personnel ? Non à la maltraitance chez Orpea bords de seine ! »

Ce cri d’alerte datant de 2016 provient d’un collectif de familles de pensionnaires d’Ehpad. Des femmes pour la plupart prêtes à mener la révolution afin de protéger leurs mères, leurs pères, leurs grands-parents d’un système maltraitant. Certaines d’entre elles ne vont pas hésiter à contacter la direction générale du leader mondial des maisons de retraite. D’autres décident de saisir de prestigieuses institutions telles que le Défenseur des droits, alors présidé par Jacques Toubon. D’autres encore, malgré les réticences d’avocats impressionnables, prennent le parti de poursuivre en justice un empire qui avoisine alors les 7 milliards d’euros de valorisation boursière.

Depuis déjà plusieurs années, aux quatre coins de la France, des Agences régionales de santé reçoivent des courriers de familles et de salariés détaillant des dysfonctionnements inquiétants. Le ministère de la Santé est destinataire d’une note de hauts fonctionnaires s’inquiétant de la mise en place de rétrocommissions dans le secteur de la dépendance, au détriment de l’argent public. La Direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes, elle-même, est mise au courant de telles pratiques. Des inspecteurs du travail, alertés par des syndicats, constatent des fraudes répétées au droit. Nous pourrions prolonger cette liste à l’envi. Des commissaires aux comptes valident les déclarations erronées de cette entreprise cotée. Les analystes financiers et les banquiers la soutiennent et la promeuvent auprès de leurs clients alors que de nombreux drapeaux rouges recommandent la prudence la plus élémentaire. À l’époque, le groupe peut même se vanter de ses notations ESG, censées refléter les performances sociales, environnementales et de gouvernance d’une entreprise.

Ni les courriers de familles endeuillées, ni les saisines d’autorité de contrôle, ni les plaintes, ni les piquets de grève ne parviennent à percer la peau carapacée du crocodile Orpea. Le système d’optimisation des coûts et de détournement d’argent public mis en place depuis près de trente ans au détriment de centaines de milliers de pensionnaires et de salariés est bien trop sophistiqué. Et les liens de dépendance tissés avec la haute administration et le pouvoir politique participent de cette impunité. Est-ce à dire qu’il n’y avait qu’une enquête journalistique en capacité d’y mettre un terme ? Les choses ne se posent pas ainsi. Ce que l’aventure des « Fossoyeurs » peut démontrer, comme bien d’autres enquêtes, c’est que le journalisme est un recours.

Pour qui travaillent les journalistes ? En premier lieu, pour ceux dont la parole est empêchée. Nous sommes là pour porter leur voix auprès de la société, pour leur donner force, cohérence et sens. Pour transformer des histoires humaines en faits, des documents financiers, médicaux, administratifs, etc. en éléments d’information. Pour rassembler et donner corps à des choses éparpillées. Philosophiquement, ontologiquement, nous nous plaçons du côté des victimes, des faibles, des vulnérables, des empêchés. Le journalisme est un contre-pouvoir, il ne faut jamais l’oublier. Mais ne nous trompons pas de combat. C’est un contre-pouvoir férocement factuel qui ne peut se gonfler d’idéologie ou prétendre délivrer un message politique.

Le journalisme ne tire pas de conclusions. Il laisse cela à d’autres. Il ne rend pas plus la justice. Il en serait bien incapable. Son unique matériau – l’information – n’a l’air de rien, mais peut lui procurer un pouvoir inestimable sur les choses. C’est une chance autant qu’une responsabilité. Travailler pour les sans-voix, les inaudibles, les invisibles, les laissés-pour-compte ne signifie en rien épouser leur version de la réalité. Il s’agit d’en rendre compte méthodiquement, de manière documentée, tout en donnant la place nécessaire aux autres forces en présence.

Je ne vois pas un usage plus sensé du métier de journaliste. Notre mission première est de récupérer de l’information et de la transmettre au plus grand nombre de la manière la plus efficace possible. Le journalisme d’investigation telle que je le pratique est un geste à trois temps. D’abord : « récupérer de l’information ». Cela ne dit pas autre chose. Il faut aller chercher soi-même la matière principale, s’éloigner des téléphones et des écrans, se rendre sur place, s’imprégner des lieux, des visages et des corps, privilégier le contact à la distance, toujours. Prendre le temps, ne jamais presser ses sources. Écouter, questionner, contredire, avancer, douter, reprendre le fil. C’est un artisanat délicat, un travail laborieux et manuel.

Deuxième temps : rendre compte dans une publication d’éléments factuels, documentés, sourcés, en prenant soin de respecter le contradictoire. Se tenir loin de la politique et sans jamais prétendre à la neutralité, tenter de taire dans ses lignes ou ses interlignes son sentiment profond.

Troisième temps, trop souvent oublié, voire déconsidéré : assurer le service après-vente. Dans nos sociétés ultra-informées où une publication n’a jamais chassé aussi vite la suivante, il est de notre devoir de veiller à ce que le sujet que l’on porte, le scandale que l’on met au jour, les faits que l’on expose trouvent leur place dans l’actualité et, autant que possible, dans le débat public.

Je crois au journalisme à impact, une forme de journalisme qui porte une ambition forte : celle de faire en sorte que les faits qu’il expose produisent un effet dans la continuité de leur publication. Il ne suffit plus de poser sa plume au point final, la plaie ouverte, et d’attendre que les choses se passent. Il faut être volontaire et engagé autant lors de la phase d’enquête et d’écriture que dans la dernière, celle de la publicité. Engagé dans le bon sens du terme, loin du militantisme, simplement investi dans sa tâche. Il faut réfléchir à une stratégie, ne pas négliger la date de publication, structurer un message, mettre en avant ses sources, choisir de là où on parle, ne mépriser aucun public, œuvrer à imprégner la société.

Ce travail de promotion, je considère le devoir aux sources qui se sont engagées dans une enquête et qui pour certaines ont pris le risque de témoigner à visage découvert. Un pacte s’établit rapidement entre nous : si elles décident de sortir du bois, je leur oppose que de mon côté je me battrai pour que cela ne soit pas en vain.

Le journalisme d’investigation n’est pas nécessairement un sport de combat. En revanche, il est certain qu’il se positionne au sein d’un rapport de force. Pour espérer que les choses changent, que les lignes bougent, il faut savoir mesurer les intérêts en puissance et comprendre qu’un système irrégulier, qu’il soit financier, politique, administratif, médical ne s’arrêtent pas de tourner en un instant. Seul un vent fort et continu fait plier les mauvaises herbes.

Occuper l’espace médiatique, faire vivre un sujet au-delà des frontières habituelles, toucher le plus grand nombre, voilà l’une des manières de faire pression sur les forces politiques et financières en présence. Tout en s’efforçant toujours de s’en tenir à sa fonction, celle de journaliste. Qui n’est ni un justicier, ni un procureur, ni un militant, ni un politique.

Dans cette aventure passionnante, une donnée me réjouit et m’enthousiasme : oui, l’information peut changer les choses. Le système Orpea a été stoppé. Des dizaines de cadres de la direction générale ont été licenciés, dont une grande partie pour fautes graves. Les techniques de détournement d’argent public n’ont plus cours. Les budgets alimentation et hygiène ont été augmentés. Le dialogue social a repris. Les ratios de soignants ont augmenté. Au-delà du groupe, les Agences régionales de santé ont embauché des inspecteurs et changé les méthodes de contrôle. Des indicateurs de qualité vont être mis en place dans toute la France.

Un débat de société s’est installé sur la manière dont on prend en charge nos aînés. Même si les grandes réformes tardent, des actions concrètes ont été enclenchées. Du côté économique, plusieurs sociétés du secteur sont sur le point de prendre le statut d’entreprise à mission. La Caisse des dépôts va devenir le nouvel actionnaire majoritaire d’Orpea et promet de limiter ses marges en introduisant la notion de bénéfice raisonnable.

Un dernier élément pour conclure : quelques mois après la publication des « Fossoyeurs », l’un des acteurs de la dépendance n’a pas réussi à trouver de repreneur lors de sa mise en vente. Les fonds les plus voraces ont acté que le temps des hypers profits dans un milieu gérant des êtres humains dépendants et vulnérables était révolu. Ils savent que désormais le secteur est sous étroite surveillance.

Victor Castanet est journaliste d’investigation indépendant. Il est l’auteur de « Les fossoyeurs », livre d’enquête sur les Ehpad en France.