« Pour ceux qui restent »
Pour qui travaillent les reporters? Quoi de mieux que de leur poser la question. Cette semaine, Manon Loizeau(*), Prix Albert Londres
C’était un jour d’hiver dans un village à quelques kilomètres au nord de Grozny. La terre craquait sous mes pas alors que j’approchais d’un groupe de femmes et d’hommes rassemblés sur la place centrale. La veille, les soldats russes avaient fait une « zatchistka », leur sinistre « opération de nettoyage ». Ils avaient arrêté plusieurs dizaines d’hommes, des adolescents, des vieillards. Des hommes qui allaient sans doute disparaître sans laisser de traces, comme des milliers d’autres Tchétchènes. Règne de la terreur et de l’arbitraire. Des crimes passés sous silence. Depuis longtemps les regards s’étaient détournés de la Tchétchénie.
Je tentais de recueillir des témoignages, des preuves de la disparition.
Quelques femmes acceptèrent de me parler, à voix basse, en regardant sans cesse derrière elles pour vérifier que les soldats russes ne revenaient pas. Alors que nous échangions, un homme me prit brusquement à partie : « Vous, les journalistes, vous venez nous regardez comme des animaux dans un zoo, vous nous auscultez et puis vous repartez. Mais nous on reste. »
Les mots claquaient dans le silence qui venait de s’installer et se prolongeaient comme un écho dans le souffle du vent glacé qui transperçait les corps emmitouflés. Les regards se figèrent, les femmes se turent.
Je sentis brusquement ma présence sur cette terre interdite où je continuais de me rendre régulièrement, terriblement vaine. Je regardais l’homme qui m’avait interpellé. Son beau visage émacié, ses yeux bleus dont l’éclat s’était perdu quelque part dans l’abîme d’une infinie tristesse. Aslan avait perdu son fils de 17 ans dans une « zatchistka ».
Il n’y avait pas d’agressivité dans sa voix, juste une immense lassitude, une profonde désillusion. Ici, beaucoup avait cessé de croire à l’utilité de parler. L’homme qui m’avait interpellé tourna le dos et parti.
Plus rien que le silence.
« Vous venez comme dans un zoo et vous repartez. » Cette phrase ne m’a jamais quittée. Tout était dit. Les Tchétchènes, épuisés par deux guerres qui avaient fait plus de 150 000 victimes, meurtris par notre indifférence, ne croyaient plus depuis longtemps à la compassion de l’Occident. Mais ils ne croyaient plus non plus en nous, journalistes trop souvent de passage, happés par d’autres drames, d’autres guerres.
Sur ce petit chemin de terre en lisière de Grozny, j’avais brusquement pris conscience de la douleur de « ceux qui restent », ceux dont on ne parle plus. De leur sentiment de solitude et de trahison.
L’actualité était ailleurs, mais l’occupation russe faisait des milliers de victimes. Une guerre sans témoins pour raconter les corps et les âmes déchirés. La chape de plomb de la terreur avait recouvert les terres du Caucase et les crimes étaient pour jamais étouffés.
Ce matin-là, je me suis dit qu’il fallait écrire, filmer pour « ceux qui restent ». Continuer de faire sortir les voix des femmes et des hommes qui demeurent quand tous les observateurs sont partis.
Et c’est ce qui me guide depuis. Tenter sans relâche de faire entendre ces voix oubliées. Transmettre les voix de pays devenus prisons et dont les gouvernants misent sur notre indifférence, les voix de ceux qui osent encore se dresser contre le pouvoir, les voix qui résistent en murmurant dans les maisons quand autour la terreur règne, les voix du silence qui luttent contre la disparition.
Des années plus tard, je rencontrais Maryam qui me rappelait à cette nécessité de toujours résister à la spirale de l’oubli. Maryam, une jeune institutrice syrienne, mère de cinq enfants, qui eut l’incroyable courage de témoigner pour raconter l’indicible, le viol dont elle avait été victime dans les prisons de Bachar Al-Assad. Maryam qui, en osant parler, a révélé l’abominable crime du régime syrien, le viol comme arme de guerre.
Tabou absolu dans la société syrienne. L’arme parfaite et terrifiante du pouvoir car les victimes sont réduites au silence. Bannies par leurs familles quand elles sortent de l’enfer des prisons, elles errent sur les routes de l’exil. Les corps meurtris à jamais. Si les victimes parlent, leurs familles les condamnent à mort. Effroyable double peine.
Après plusieurs années, emmurée dans le silence de sa douleur infinie, Maryam brisa l’omerta et osa nommer le crime. Nous avions passé beaucoup de temps ensemble. Nous avions recueilli les mots qui racontent l’indicible, le corps de la femme devenu territoire de guerre des hommes, le basculement vers la nuit sans fin. L’abîme. Nous avions pleuré, nous nous étions tenu les mains. Longtemps.
Juste avant de nous quitter, Maryam a regardé droit dans notre caméra et a lancé ce cri : « Vous qui allez regarder ce film et m’entendre, vous allez sans doute être touchés, éprouver de la compassion, être un peu émus, quelques heures, quelques jours, et puis vous allez passer à autre chose… » Les drames sont nombreux et l’émoi volatile.
Les regards se détournent déjà de la jeunesse iranienne qui résiste et compte ses morts, des filles et des femmes afghanes privées de tous leurs droits, du règne de la terreur qui se prolonge en Syrie après tant d’années de massacre. Les milliers d’enfants, de femmes et d’hommes qui meurent noyés en Méditerranée, et dont parfois les destins nous émeuvent, disparaissent vite de nos mémoires.
Continuer d’écrire, de filmer pour qu’on ne s’habitue jamais à la barbarie.
Tous nos regards sont posés désormais sur l’Ukraine et la Russie, mais pour combien de temps encore ? Les journalistes du monde entier racontent depuis un an et demi la résistance inouïe du peuple ukrainien. Le défi est de continuer à témoigner le plus longtemps possible alors que la guerre va s’installer dans la durée. De veiller à ne pas laisser gagner l’accoutumance aux chiffres de la liste des morts et des exactions qui chaque jour grandit, ni à celle des milliers d’arrestations arbitraires en Russie.
Le souvenir d’Anna Politkovskaïa ne me quitte pas. Anna écrivant jusque tard dans la nuit derrière son petit bureau recouvert de dossiers, d’innombrables carnets de notes et de centaines de lettres venant de toute la Russie. Anna qui jusqu’à son assassinat, le 7 octobre 2006, n’a eu de cesse de porter la plume dans les plaies de son pays pour lutter contre l’oubli des crimes du régime. Anna dont tous les articles qu’elle a écrit pour son journal Novaïa Gazeta sont pour moi la meilleure réponse à « pour qui travaillent les journalistes ? » Elle qui décrivait ainsi son métier : « C’est simple, je dois raconter ce que j’ai vu. Le pouvoir russe me déteste parce que j’écris ce que j’ai vu et que la vérité leur est insupportable. C’est mon devoir de journaliste de décrire la réalité telle que je la vois, telle qu’elle existe sur le terrain. Il n’y a pas d’autre choix possible. »
Anna écrivait pour que son peuple, le peuple russe, entende les voix des civils tchétchènes mais aussi celles des Russes victimes de la répression. Les survivants de la prise d’otages du théâtre Doubrovka, à Moscou, empoisonnés par le gaz utilisé par l’armée russe pendant l’assaut, les mères de l’école primaire de Beslan où 186 enfants sont morts lors d’une autre prise d’otages sanglante, les soldats russes souffrant du syndrome tchétchène oubliés par l’État dès leur retour du front et des milliers d’autres anonymes.
Plus tard, elle sera la seule à accompagner ceux dont elle avait raconté l’histoire qui tentaient d’obtenir justice dans les tribunaux russes à la solde du pouvoir. « Cela fait partie de mon métier, me disait-elle, écrire sur les crimes, puis aider les victimes après la publication de l’article, c’est fondamental. C’est aussi le sens de mon travail. »
Anna a été l’une des premières à exposer la nature du régime de Vladimir Poutine qui a conduit à la tragédie en Ukraine vingt ans plus tard. « Je pense que notre pouvoir ne s’est pas débarrassé du syndrome stalinien selon lequel l’homme n’est rien, juste de la poussière sous les bottes de l’État. Pour eux, la vie humaine ne vaut rien. »
Elle poursuivait : « Je déteste ce régime parce qu’il veut nous ramener vers le passé. Alors, je me bats pour vivre dans un pays où chaque individu est respecté, où l’on a le droit de lire, de penser et d’écrire ce qu’on veut. »
Anna en est morte.
« Pas d’homme, pas de problème », disait cyniquement Joseph Staline.
Cinq autres journalistes de Novaïa Gazeta ont été assassinés : Natalia Estemirova, Iouri Chtchekotchikhine, Stanislav Markelov, Anastasia Babourova et Igor Domnikov. Et beaucoup d’autres à travers la Russie.
Des centaines de ses collègues ont repris le flambeau, poursuivant leur mission dans un pays où, jour après jour, la liberté de la presse se réduit telle une peau de chagrin. Depuis le début de la guerre en Ukraine, plus de 260 organes de presse indépendants ont fermé ainsi que des milliers de sites. Désormais, la majorité des journalistes russes qui travaillaient pour la presse libre sont en exil, ceux de Novaïa Gazeta, ceux de la radio Echo de Moscou, ceux de la télévision indépendante Dojd, ceux du site Meduza…
Beaucoup aussi n’ont pas pu partir et résistent comme ils peuvent de l’intérieur. Tous continuent de travailler avec un immense courage pour qu’on ne ferme jamais les yeux et que nos consciences résistent aux ténèbres qui ont recouvert leur pays, la Russie.
Dmitri Mouratov, le merveilleux directeur de la rédaction de Novaïa Gazeta, a eu ces mots : « Aujourd’hui, il ne reste plus de presse libre en Russie. Trois cents journalistes ont été déclarés ennemis du peuple, agents de l’étranger et ont dû s’exiler. Dans mon pays, le journalisme est devenu hors la loi. » Et dans son discours à Oslo en recevant le Prix Nobel de la paix, Dmitri Mouratov, qui a décidé de rester en Russie, a conclu par ces paroles : « En russe, en anglais et dans d’autres langues, il existe un proverbe : “Les chiens aboient, la caravane passe”.
On l’interprète ainsi : rien ne peut empêcher la caravane d’avancer. Parfois, nos autorités parlent ainsi, avec mépris, des journalistes. Ceux-là aboient, mais n’ont aucune influence. Or, j’ai appris récemment que ce proverbe signifie le contraire. La caravane avance parce que les chiens aboient. Ils grognent et se jettent sur les prédateurs dans les montagnes et les déserts. La marche en avant n’est possible que lorsqu’ils accompagnent la caravane. Oui, nous grognons et mordons. Nous avons des crocs et une poigne. Mais nous sommes la condition du mouvement en avant. Nous sommes l’antidote contre la tyrannie. Être des veilleurs, témoigner, fait sortir des voix, toujours.
(*) Manon Loizeau, née à Londres en 1969, est une journaliste d’investigation et réalisatrice de documentaire franco-britannique, qui travaille notamment sur les crimes de guerre. Elle est lauréate du prix Albert-Londres 2006.