4/ Pour Joyce, Lana, Nancy, Hussein ou Ghadir…
Pour qui travaillent les reporters? Quoi de mieux que de leur poser la question. Cette semaine, Caroline Hayek, Prix Albert Londres.
Cela faisait près de sept mois que je discutais virtuellement avec Ahmad R. Il avait été la clé qui m’avait permis de créer un réseau de sources prêtes à raconter cette guerre qui faisait rage aux portes du Liban. C’était en 2016. Ce journaliste aleppin avait quitté son pays, laissant derrière lui les siens, pour pouvoir continuer à exercer librement son métier, alors que je débutais le mien.
Il m’a introduite, via WhatsApp, à des infirmiers, des médecins, des activistes, des combattants et des civils, qui (sur)vivaient dans les quartiers est de cette grande ville du nord syrien, et qui défiaient la mort au quotidien. Sous les pluies de bombes du régime syrien et de ses alliés russe et iranien, ces survivants prenaient le temps de m’écrire quelques bribes de leur journée.
Et un soir, Ahmad m’annonce qu’il est temps pour lui d’être honnête. « Quand tu m’as contacté la première fois, je pensais que tu travaillais pour les services secrets syriens. » Derrière mon écran, j’ai souri. Cette phrase, d’apparence anodine, reflétait la méfiance des individus ayant vécu toute leur vie dans un État policier tel que l’était la Syrie sous Assad père, puis fils. Elle me mettait aussi face à moi-même. Je m’étais lancée tête la première dans une voie qui m’était étrangère, avec pour but d’enfin assouvir ma passion pour l’écriture. Mais je ne m’étais jamais vraiment posé la question de la portée de mon travail et de la façon dont les autres percevaient sa nature. Les années où j’ai couvert la guerre syrienne ont été un crash course qu’aucune école de journalisme n’aurait pu m’enseigner. J’ai aussi découvert la défiance envers les journalistes.
À l’image de Beyrouth durant la guerre civile, Alep est, à l’époque où je corresponds avec Ahmad, scindée en deux. À l’ouest, les minorités chrétiennes, les classes aisées restées loyales à Bachar el-Assad. À l’est, les classes moyennes et les pauvres, originaires des zones rurales, qui paient alors au prix fort leur insoumission. L’autre guerre, celle de l’information, fait rage. Les puissances, les médias, les analystes livrent des récits multiples. Dans ce maelström d’informations, construit à partir d’une logique de storytelling, se confondent mythes et réalités.
Les théories les plus farfelues, qui ne s’appuient sur aucun fait, sont relayées, notamment sur les réseaux sociaux, et affectent profondément la compréhension du grand public. Il a fallu déconstruire une à une les idées reçues : « Bachar el-Assad, défenseur des chrétiens », « une guerre de pipelines », « Daech, création des Occidentaux ou d’Israël »…
La propagande relayée par le régime syrien est parvenue à instiller le doute chez certains esprits. Officiellement, le gouvernement n’aspire qu’à chasser les « terroristes » des quartiers est. Sur le terrain, l’armée syrienne secondée par l’aviation russe visent sans relâche écoles, hôpitaux, maternités, marchés, blocs résidentiels, pour écraser une fois pour toute la rébellion. Ce discours était si ancré qu’il m’était très difficile de raconter comment était vécue la guerre de l’autre côté, dans les quartiers ouest sous contrôle loyaliste.
Il fallait gagner la confiance des habitants, notamment des chrétiens, qui ne comprenaient pas pourquoi un média libanais pouvait « défendre les terroristes » qui n’aspiraient qu’à « éradiquer les minorités du pays ». Il y avait aussi chez eux cette peur de prononcer le mot de trop, celui qui aurait pu leur valoir un coup de fil des terribles « moukhabarats » (services secrets).
Dans les quartiers de l’opposition assiégée par les forces loyalistes, il y avait, a contrario, cette soif de communiquer au monde leurs souffrances. Plus que d’être écoutés, ils voulaient être vus. Ils accordaient leur confiance à une inconnue dans un bureau à quelque 400 kilomètres de chez eux. Raconter leurs histoires a été ma plus grande école. Malgré les doutes, malgré les critiques de lecteurs m’accusant de faire le lit du « terrorisme », ce métier faisait sens à mes yeux. Je racontais semaine après semaine, année après année, cette guerre au travers de leurs témoignages.
Leurs mots crus, traduits de l’arabe sans fioritures, étaient destinés à être lus par des francophones, Libanais pour la plupart, pour qui le sujet syrien reste une blessure. À cause du passif entre les deux pays, nombreux sont ceux qui nous accusaient de travailler pour l’opposition ou pour l’Occident, et de ne pas s’intéresser assez au sort des Libanais.
Dès 1976, le régime Assad (père) avait profité du chaos libanais pour imposer ses troupes au sol, puis a joué le rôle de puissance tutélaire entre 1991 et 2005. Les journalistes libanais à cette époque étaient face à deux choix : courber l’échine en ne publiant rien qui puisse provoquer l’ire des autorités et de Damas, ou prendre la plume pour dénoncer cette ingérence au risque d’être assassinés. Lorsque je suis entrée à la rédaction de L’Orient-Le Jour en 2014, les Syriens avaient quitté le pays depuis neuf ans, je n’ai donc jamais connu cette boule au ventre que mes collègues ont pu ressentir en exerçant leur métier, même s’il m’arrive parfois de recevoir des « messages ». Durant toutes ces années à couvrir cette guerre, j’ai écrit pour eux. Pour ces Syriens broyés par la violence. Pour ceux qui, ne pouvant pas lire mes lignes, s’empressaient de les traduire en arabe sur Google.
Lorsque le vent de révolte que connaît le Moyen-Orient depuis 2011 atteint le Liban en octobre 2019, le pays revient au centre de l’attention de la région. Des dizaines de milliers de Libanais descendent dans la rue sous un même drapeau, oubliant, pour un temps, leur appartenance communautaire, religieuse ou sociale, dans l’espoir d’en finir avec un système gangrené jusqu’à la moelle. Une période extrêmement palpitante pour nous autres journalistes, qui m’a enfin permis d’aller faire du reportage de terrain.
Nous avions le sentiment de participer à la renaissance d’une nation. L’euphorie des premiers mois s’est rapidement transformée en gueule de bois. Le bug dans la matrice d’un système mis en place au sortir de la guerre civile en 1990 n’a pas tardé à provoquer des réactions en chaîne.
Très vite, le Liban sombre dans une grave crise économique et les pouvoirs contre-révolutionnaires reprennent l’ascendant sur la rue. Dans le paysage médiatique libanais, notre journal est l’un des rares à brandir une indépendance totale, puisque nous ne dépendons d’aucun financement de partis ou d’hommes politiques, ou de pays étrangers.
Cette caractéristique nous laisse les coudées franches pour s’attaquer à des dossiers sensibles, mener des enquêtes approfondies notamment à la suite des explosions du port de Beyrouth, le 4 août 2020, sans interférence aucune. Après un événement aussi tragique, qui a provoqué la mort de plus de 200 personnes et blessé plus de 6 000 autres, la question « Pour qui écrit-on ? » ne se pose pas.
Depuis les débuts de cette période trouble qui dure depuis plus de trois ans, mes collègues et moi sommes, quel que soit le sujet, traités tour à tour, par nos détracteurs, de suppôts de l’Occident cherchant à déstabiliser le pays, ou de pro-Iraniens. Un politicien libanais, mécontent du portrait écrit par mes soins en mai 2022, à la suite de son élection à la vice-présidence du Parlement, est allé jusqu’à insinuer sur un plateau télévisé le lendemain de la publication que notre journal était affilié à « l’entité sioniste ». Israël et le Liban étant toujours techniquement en état de guerre, véhiculer ce genre de calomnie peut avoir de graves conséquences sur des journalistes, qui pourraient être convoqués par les services sécuritaires.
À partir du moment où la recherche de la vérité est l’objectif, il faut s’attendre à de possibles « retours de bâton », d’autant plus dans un pays où l’opacité est reine. La crise financière, les pénuries, les restrictions bancaires s’aggravant, et le sentiment de se battre contre des moulins à vent, m’ont fait douter, comme nombre de mes confrères, du bien-fondé de notre mission.
Il y a pourtant eu, et il continue d’y avoir, ce que je perçois comme des petits miracles. Ces moments où des lecteurs entrent en communion avec ces invisibles dont nous publions les histoires. Ces bienfaiteurs anonymes qui répondent présents après avoir lu les tourments d’Imane, une écorchée vive de la révolution, éborgnée après un tir de la police lors d’une manifestation.
Ces moments où les tabous sautent lorsqu’on dévoile les abus sexuels sur mineurs commis par un prêtre maronite adulé par la population et protégé par l’Église pendant des décennies. Ces moments où, Joyce, Lana, Nancy, Hussein ou Ghadir, réunis autour de la tombe de leur amie Maguy, 15 ans, morte en raison de l’incurie de nos dirigeants, vous remercient d’être là.
Il y a les lecteurs qu’on perdra en chemin et il y a ceux qui, par un mot, par un geste, par un commentaire, vous rappellent pourquoi vous faites ce métier.
Caroline Hayek travaille pour le quotidien francophone L’Orient-Le Jour depuis 2014. Elle couvre le Proche-Orient, notamment la Syrie et le Liban, en particulier le conflit syrien et la crise libanaise. Le 15 novembre 2021, elle reçoit le prix Albert-Londres pour une série de reportages sur Beyrouth après l’explosion du port en 2020.
Série réalisée en collaboration avec le Prix Albert Londres