« Pour personne »

publié le 17/05/2024

Pour qui travaillent les reporters?  Quoi de mieux que de leur poser la question. Cette semaine, Catherine Jentile de Canecaude, Prix Albert Londres (*)

Catherine Jentile- D.R

« La première victime d’une guerre, c’est la vérité. » Cette citation célèbre de Rudyard Kipling pourrait se décliner aujourd’hui bien au-delà du champ militaire, car tout est devenu guerre. « Guerre de l’info », « guerre de l’audience », « guerre du like », « guerre de l’émotion… » C’est dans cette incommensurable bataille que le journaliste doit se positionner et se souvenir de cette question : pour qui travaille-t-il ?

La réponse la plus flamboyante réside en deux mots : « Pour personne. » Car justement, le reporter ne peut être au service de quiconque s’il veut faire émerger, quelles que soient les conditions, la vérité ou au moins une part de la vérité parce qu’il ne peut pas embrasser le champ de tous les possibles et de toutes les réalités. C’est un combat au sens strict du terme puisqu’un journaliste est tué tous les quatre jours à travers la planète et que dix pour cent seulement des cas donnent lieu à une poursuite judiciaire. Pas forcément, est-il utile de le préciser, à une condamnation. Le plus intéressant peut-être est que la majorité des tués l’ont été hors des zones de guerre.

Ce qui veut dire que la censure ultime aujourd’hui est bien d’exécuter les journalistes à une époque où les moyens de transmission sont tellement rapides qu’il n’est plus possible de caviarder les articles ou d’effacer les images sur les cassettes. L’impunité notoire dont jouissent les assassins ne peut que les encourager à continuer. C’est donc d’une certaine manière, ou plutôt d’une manière certaine, la démocratie qui est ainsi mise à mal. Lorsque l’on conjugue le renoncement à la vérité et à la justice, ce sont deux des piliers de la démocratie en effet qui s’effondrent.

Vérité est un mot aujourd’hui qui fait presque peur. On n’ose plus clairement s’en revendiquer. Par timidité, humilité ou facilité ? Pourtant sa définition est simple : « connaissance conforme au réel. » C’est exactement le sens du mot « reporter » : qui vient, traduit en français, de « rapporter » (dans le sens noble du terme), ou de signaler. C’est précisément ce que nous faisons ou devons faire. Lancer des signaux d’alarme, attirer l’attention, exposer au grand jour, alerter, ou comme le résumait Albert Londres : « Porter la plume dans la plaie. » C’est pour s’approprier cette vérité et/ou la faire disparaître que l’on tue les journalistes, ou qu’au mieux, on les menace, on les enlève, on les emprisonne. 

La vérité se perd aussi, et avec elle le crédit de la presse, lorsque comme certaines chaînes de télévision américaines, on s’allie à un camp politique. On ne peut plus se targuer de ne « travailler pour personne ». On travaille alors pour un camp voire un clan comme Fox News, à une période pour Donald Trump et d’autres médias, de manière tout aussi caricaturale pour les démocrates, au point même de ne plus jamais dénoncer les erreurs et les errements de ceux dont on devient le porte-parole au lieu d’être le porte-voix de ce qui nous entoure. Ce sont dès lors des liens idéologiques qui entravent les journalistes et qui ouvrent grande la porte aux « fake news ». En ayant renoncé à la vérité, on accepte la « réalité alternative ,» qui rejette toute confrontation avec le réel et se félicite même de s’en exonérer.

Faute de cette confrontation dialectique, on voit émerger une confrontation physique dans la rue puisque les arguments rationnels et concrets sont vus comme des mensonges ou de la propagande du camp adverse. Seule la violence peut alors déterminer qui sera le vainqueur. Les mots ne peuvent plus vaincre les maux et les images d’émeutes deviennent le geste héroïque de ceux qui les fomentent dans une société qui jusque-là avait pour principe de juguler la violence.

Un autre écueil consiste à travailler pour sa bonne conscience plutôt qu’en fonction de la connaissance. Il n’est plus question ici de se demander pour qui l’on travaille puisque c’est alors l’émotion qui devient notre maître à penser ou, plus précisément, notre maître à ne plus penser. Dans les conflits notamment, certains journalistes considèrent que se situer du côté des victimes suffit à générer les lettres de noblesse de leur mission. S’il ne s’agit évidemment en aucun cas de mettre au même niveau un bourreau et sa victime, l’émotion légitime ne suffit pas à restituer la vérité et la réalité dans toute leur grandeur et leur complexité. C’est d’ailleurs dans ces moments-là que l’exigence est la plus grande, car il faut éviter la paresse de l’évidence et ne pas se reposer sur l’idée dominante du moment. On doit alors se souvenir de ce qu’affirmait Joseph Kessel : « On peut toujours plus que ce que l’on croit pouvoir. »

« Pouvoir plus » en l’occurrence, c’est continuer la recherche de l’information quand elle a pourtant l’air de s’offrir dans sa globalité. Pour éviter également la caricature. Une histoire célèbre restera le « témoignage » d’une femme qui lorsque Saddam Hussein a décidé d’envahir le Koweït, disait avoir vu des soldats irakiens sortir des bébés des couveuses de l’hôpital de l’émirat pour les tuer. C’était ajouter l’horreur totale à l’invasion d’un État par un autre. En fait, la femme en question était la fille de l’ambassadeur du Koweït à Londres et se trouvait en Grande-Bretagne. Dieu merci, les bébés n’avaient jamais été sortis des couveuses. Il n’empêche, le « témoignage » avait été largement repris, car dans la « dictature de l’émotion » de l’époque, il devait mettre un point final aux interrogations de ceux qui voulaient, non pas défendre Saddam Hussein mais comprendre les enjeux de cette guerre et ses conséquences.

Plus tard, c’est un autre mensonge qui allait encore plus loin dans l’émotion et l’angoisse qui a justifié l’attaque des États-Unis sur l’Irak. Une attaque qui a conduit largement à la catastrophe actuelle au Moyen-Orient. Le père de tous les mensonges fut celui des armes de destruction massive qu’aurait posséder Saddam Hussein. En fait, c’était faux mais rien de mieux qu’une peur générale insufflée à l’opinion publique pour susciter son adhésion. À l’époque, les journalistes spécialistes du Moyen-Orient, dont j’étais et qui doutaient de cette affirmation américano-britannique, étaient considérés comme la « cinquième colonne ». Mais comme l’expliquait Albert Londres, lorsque l’on est un journaliste digne de ce nom, pour « porter la plume dans la plaie », il faut être capable de « mettre dans la balance son crédit, son honneur », et, ajoutait-il, « sa vie ».

Plus récemment, lorsqu’Amnesty International a révélé que des Ukrainiens avaient commis des exactions contre certains soldats russes, un tollé s’en est suivi comme si toute vérité n’était pas bonne à dire. Pourtant, il n’y a aucune guerre « propre », et ce n’est pas stigmatiser les Ukrainiens qui d’ailleurs se sont engagés à avoir, à l’avenir, une justice irréprochable. De plus, les rapports d’Amnesty International ne sont pas des instruments de propagande, ou alors il faut tous les récuser dans leur ensemble et non pas au cas par cas. Mais, là aussi, il faut savoir s’extraire de l’émotion aussi difficile que cela puisse être et ne pas confondre journalisme et militantisme.

Dernier écueil qui peut éloigner le journaliste de sa cible, c’est bien sûr la « toile » qui porte si bien son nom quand elle prend dans ses filets mensonges et manipulations qui apparaissent aux yeux de certains comme la vérité révélée en ayant comme validation le seul fait d’aller à l’encontre du récit dominant. On dispute ainsi aux reporters leur spécificité et leur « savoir-faire ». Le plus spectaculaire étant évidemment le « deepfake » où des personnages sont créés informatiquement de toute pièce mais ressemblent à s’y méprendre à des êtres humains. Cette performance technologique amplifie le discours sur le fait « qu’on ne peut croire personne y compris les journalistes ».

Finalement, on ne croit que ceux qui pensent comme nous. La boucle est bouclée sur un entre-soi qui rejette l’autre, le monde extérieur et toute différence vécue comme une agression intellectuelle et non pas une richesse qui permet le débat. Les mensonges relayés par les médias comme les soi-disant armes de destruction massive irakiennes ont ouvert la brèche dans l’infaillibilité supposée de la presse et de l’admiration qui prévalait pour les reporters. On est devenu pour certains des « vendus » soit au pouvoir politique, soit au pouvoir de l’argent. À telle enseigne que des journalistes se font parfois agresser dans des manifestations en Occident alors que la manifestation est justement l’un des symboles de la liberté d’expression et qu’elle devient le lieu même de l’interdiction de la parole.

Cette logique du déni, où chacun s’érige en expert de toute chose, a notamment culminé avec la contestation du résultat de l’élection présidentielle outre-Atlantique en 2020. D’autant qu’une spécificité américaine réside dans le fait que les résultats sont divulgués par la presse qui tient elle-même les comptes État par État. Il n’y a pas l’équivalent du ministère de l’Intérieur qui communique le résultat officiel. Déjà chauffés à blanc par leur lutte contre le politiquement correct – certains journaux écrivaient, par exemple, « white » (blanc) avec une minuscule et « Black » (noir) avec une majuscule en forme d’expiation pour l’époque de l’esclavage –, les complotistes, qui voulaient au contraire « rendre sa grandeur à l’Amérique » sans s’appesantir sur son passé, ont trouvé dans ce déni suprême l’expression de leur capacité à franchir la ligne rouge. Pour s’en enorgueillir.

C’était une fois de plus haro ! sur la presse, plutôt que de réfléchir au fait que le plus simple serait sûrement, pour limiter le champ de la contestation, d’établir la règle « d’un(e) homme-femme/une voix » à la place d’un vieux système qui fait que le perdant peut avoir des millions de voix de plus que son adversaire… mais perdre quand même. Un scénario quasiment comparable avec le même déni s’est déroulé d’ailleurs deux ans plus tard au Brésil avec l’intrusion d’une foule de manifestants dans les lieux du pouvoir de la capitale. Tout le monde semble avoir oublié ce qu’avait si bien résumé Winston Churchill : « La démocratie est le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres. »

Si la presse est loin d’être exempte de critique et de remise en cause pour le bien de la démocratie justement, il faut absolument continuer à considérer qu’on ne travaille pour personne mais pour beaucoup mieux que cela : nous travaillons pour l’histoire. Et même l’Histoire avec un grand H car nos textes et nos images font partie intégrante de la mémoire collective et serviront plus tard à comprendre ce que furent les années où a commencé à s’écrire l’histoire immédiate grâce à ces êtres tantôt admirés, tantôt vilipendés que l’on appelle les journalistes.

(*) Catherine Jentile est grand reporter et entre 2016 et à partir d’août 2021, chef du bureau de Washington de TF1 et de la chaine d’information en continu LCI après avoir exercé les mêmes fonctions à Londres. En 1998, elle reçoit le prix Albert-Londres (avec Manuel Joachim) pour le document Chronique d’une tempête annoncée tourné à Gaza