« Pour répondre à la question: pourquoi »

publié le 14/06/2024

Pour qui travaillent les reporters?  Quoi de mieux que de leur poser la question. Cette semaine, Delphine Minoui (*), Prix Albert Londres 

Petite, je questionnais le monde. Je noircissais mes cahiers de « pourquoi » sans oser les prononcer. Dans ma bouche, le silence prenait toute la place. J’étais une enfant timide. Une forme de pudeur. La crainte, peut-être, de réveiller un secret. Dans ma famille, c’était ainsi. On parlait peu. Maman, française. Papa, d’ailleurs. Il ne laissait rien transparaître, à l’exception de cette mystérieuse mélopée qui crépitait dans le combiné lorsque ses parents l’appelaient. Son pays, l’Iran, était un non-dit. Il ne lui inspirait que des larmes. Le soir, à l’heure du JT, je me cachais derrière le canapé pour l’observer. Le présentateur répétait le mot « République islamique » sur des images de barbus enturbannés, de tchadors noirs, de bombardements irakiens. Papa, toujours taiseux, vidait la boîte de Kleenex posée sur l’accoudoir du canapé. Lorsque je retournais me coucher sur la pointe des pieds, l’inquiétude me terrassait. Et mes grands-parents, restés là-bas ? Étaient-ils en sécurité ? À quoi ressemblaient leurs journées ? J’avais une vague conscience du danger auquel ils étaient confrontés, mais je n’arrivais pas à le formuler.

Faute de réponse, je leur écrivais chaque semaine. De petites lettres, entre poèmes-minute et contes naïfs du quotidien. Je les assortissais de dessins quand les mots me manquaient. Mes propos étaient très simples, à la hauteur de mon âge, entre 6 et 8 ans (j’avais 4 ans au moment de la révolution de 1979). Je leur racontais mes vacances, je leur donnais des nouvelles de ma sœur et de mes parents, je leur décrivais ma liste de Noël, les canards que nous avions adoptés, le rose bonbon de mes nouvelles sandales. La vie en couleurs, eux qui vivaient en noir et blanc.

Longtemps, j’ai envié mes confrères et consœurs qui parlent de « vocation » dès qu’on les sonde sur notre métier. Ceux qui se rêvaient en Tintin quand ils étaient en culottes courtes. Celles qui ont l’aventure chevillée au corps. Celles et ceux, encore, qui ne vivent que par le goût du risque et de l’adrénaline. J’ai toujours détesté les avions (même si je les prends tout le temps). Je m’évanouis dès que je vois du sang. Je n’ai jamais lu Albert Londres avant de recevoir un prix qui porte son nom. J’aurais dû être graphiste ou comédienne. C’est ainsi que je me projetais. Par manque d’assurance, et par crainte de la précarité, j’ai opté pour des études de « com ». Au Celsa, le concours de la section « journalisme » figurait au sommaire des cursus proposés. Je l’ai tenté à tout hasard sans m’y préparer. J’ai été acceptée.

À dire vrai, je n’y ai jamais trouvé ma place. Ni, plus tard, dans les rédactions parisiennes. Ma place était dans le mouvement. Cette inéluctable attirance pour l’Iran des non-dits. Cet Iran où j’ai fini par m’envoler. C’était en 1997. Je venais de soutenir mon mémoire de fin d’études à Paris. À Téhéran, un président réformiste, Mohammad Khatami, venait de remporter les élections, porteur d’une promesse de paix et de changement. Quelques mois plus tard, mon grand-père iranien s’éteignait. Face au télescopage des événements, il y avait urgence à partir. Renouer enfin avec ma moitié cachée. Percer le mystère de ce pays coupé du monde, souvent stigmatisé, qui s’ouvrait sur la pointe des pieds.

Pour qui travaille le journaliste ? Des années plus tard, avec du recul, je réalise qu’il est là, le sens de notre métier. Dans cette envie de briser le silence. De faire entendre la voix de ceux qu’on n’entend pas. Recomposer le puzzle des vies occultées, injustement pulvérisées. À l’époque, en 1997, je pensais partir pour dix jours. Par la force des événements, mon voyage en Iran a fini par durer dix ans. Depuis, il ne cesse de se prolonger : à Bagdad, à Kaboul, à Beyrouth, puis au Caire et maintenant à Istanbul, où j’ai posé mes valises en 2015. De l’après-11 septembre 2001 aux révolutions du printemps arabe, des attentats de Daech à la crise des migrants, du putsch égyptien au coup d’État raté turc, les soubresauts s’enchaînent à une allure vertigineuse. L’envie de témoigner a surpassé la timidité. Impossible de s’arrêter. Difficile de rentrer. Loin des titres racoleurs de l’actualité, il y a tant de récits à glaner. Comme un livre qu’on ne peut plus lâcher, les chapitres se succèdent avec leurs lots d’intrigues, de rage, de désillusions et d’espoir.

Le reporter n’est pas un voleur d’histoires. Il en est le dénicheur et le passeur. C’est un chasseur de vérité(s). Armé d’un stylo, parfois d’un micro ou d’une caméra, il interroge le monde en marche et scrute la mémoire oubliée, personnelle ou collective, pour éclairer le chemin d’un avenir incertain. Qu’on se hasarde au bout de la planète ou au bout de sa rue, l’essentiel est de s’échapper de sa bulle virtuelle de préjugés pour embrasser le réel, tel qu’il est, tel qu’il nous surprend, telle qu’il nous apprend sur les autres. Et parfois sur nous-même. Dans notre métier, il n’existe pas de profil type. Ni de carrière toute tracée. Chaque départ est singulier. Chaque événement, un nouveau tournant. « On pense qu’on va faire un voyage. Mais bientôt, c’est le voyage qui vous fait ou vous défait », disait l’écrivain-voyageur Nicolas Bouvier.

Moi qui me pensais reporter de paix, jamais je n’aurais imaginé basculer dans le reportage de guerre. En 2001, l’attaque terroriste des tours jumelles de New York poussa George W. Bush à l’offensive militaire : d’abord à Kaboul, puis à Bagdad, pour imposer « sa » démocratie dans la région. Depuis, le Proche et le Moyen-Orient sont des volcans permanents. Les journalistes ne savent plus où donner de la tête, sautant d’un conflit à l’autre, d’une tragédie à l’autre. Quand d’autres préfèrent la ligne de front, je privilégie les sous-sols et les cours des maisons. Il y a tant à raconter derrière les murs, dans les écoles souterraines, les dispensaires clandestins, ou durant les concerts et les matchs de foot improvisés dès que les armes se taisent. La vie contre la mort. Toujours et encore.

Rien n’est anodin dans un reportage. La couleur d’un immeuble. L’odeur de la poudre d’explosif. La cicatrice cachée sous une manche. L’accent. L’écho d’un rire. Les mots choisis. Les blancs entre les phrases. Le reportage, c’est l’art du détail et du temps long. C’est poser son regard, et non son point de vue. Plus le journaliste reste sur place, mieux il peut offrir des grilles de lecture pour appréhender la complexité de manière nuancée. On se fond dans la masse. On se glisse dans la vie des autres. Loin du spectaculaire, on côtoie le drame et l’émotion. Il y a la joie et le danger, les larmes et les rires. Le soir, de retour à l’hôtel ou à la maison, on s’autorise à craquer. Mais le lendemain, on se relève pour continuer à raconter.

Parfois, mes proches s’inquiètent. Les amis ne comprennent pas cette obstination à s’enraciner dans le chaos quand d’autres choisissent de fuir. Mais n’est-ce pas quand tout le monde s’en va qu’il faut justement rester ? Pour témoigner. Transmettre. Tenter de débroussailler les mauvaises herbes au milieu des champs de ruine. Loin des gros titres anxiogènes des journaux, il poussera toujours des fleurs sur les gravats. Il y aura toujours des bébés qui naîtront sous les obus et des gens qui sauvent des vies sous les décombres. Il y aura toujours des filles victimes de crimes d’honneur et de mariages forcés, mais il y aura aussi des avocats pour combattre le fléau. Il y aura des insoumises pour crier « Femme, Vie, Liberté ». Il y aura des hommes solidaires de lois plus équitables. Il y aura des dissidents embastillés qui se crèvent les gencives pour que leur sang serve d’encre à leurs pamphlets secrets. Il y aura des résistants à l’ombre des tyrans. Il suffit de tendre l’oreille. Les écouter, c’est leur offrir la possibilité de retrouver la parole.

On a souvent réduit le journaliste à la caricature du super-héros tout terrain en bottes rangers et lunettes de soleil. Ou bien on le dépeint comme étant l’agent d’un grand complot. Un jour, alors que je rentrais d’un reportage à la frontière turco-syrienne, sous les obus d’Ankara visant les milices kurdes, je découvrais ma photo, prise à mon insu, relayée sur des centaines de comptes Twitter turcs. On m’accusait de travailler pour les services secrets français. Motif invoqué : je ne portais ni gilet multipoche ni appareil photo autour du cou, mais un simple carnet de notes entre les mains ! Non, le journaliste n’est ni une vedette ni un espion. Le journaliste est un anti-héros.

Suis-je une reporter engagée ? La question m’est régulièrement posé. Plutôt que de journalisme engagé, je préfère parler de journalisme qui engage son lecteur. Contrairement aux influenceurs et autres gourous des réseaux sociaux, nous n’avons pas pour vocation d’imposer nos algorithmes ou à dicter notre mode de penser. À l’heure où les gens préfèrent qu’on les conforte dans ce qu’ils ont envie d’entendre plutôt que d’être confrontés à la réalité, nous explorons tous les angles de cette réalité. Nous labourons des terres blessées, souvent hostiles, pour recueillir ce que nous pouvons de témoignages, de destins et de voix dissonantes afin que la polyphonie survive à l’idéologie. Écrire, c’est offrir un contre-champ. C’est proposer un récit alternatif à la propagande imposée. Écrire, c’est recoller des bouts de vérité pour dire l’absurdité.

Il y a quelques années, alors qu’elle était encore en vie, ma grand-mère iranienne (décédée en 2021) m’a ressorti tous les courriers que, petite, je lui envoyais de Paris. Elle les avait minutieusement gardés au fond d’un placard de son appartement téhéranais. Les feuilles sentaient la naphtaline et la poussière. Je les ai dépliées l’une après l’autre. Moi qui pensais être devenue journaliste par hasard, j’ai soudain été frappée par l’évidence de ces écrits. Mes premiers reportages. Ma façon de leur raconter notre monde, moi qui, à l’époque, ne connaissais rien du leur.

Chaque fois que je m’apprête à démarrer une interview, à des milliers de kilomètres de Paris, me reviennent toutes ces questions que, petite, je craignais de poser. Les temps ont changé. Dorénavant, je suis celle qui esquisse des réponses aux « pourquoi » de mes lecteurs et de ceux qui n’osent pas les poser.