Pourquoi je quitte CNews
J’avais pris l’habitude de me rendre régulièrement aux débats organisés par la chaîne CNews pour faire valoir mes idées et pour apporter, aux opinions souvent exprimées sur cette chaîne, une contradiction aussi vive et argumentée que possible
Certains me le reprochaient sur le thème « on ne dîne pas avec le diable ». Il m’avait semblé que puisque l’extrême-droite représentait en France plus d’un quart des électeurs, il était de meilleure politique d’argumenter pied à pied contre elle plutôt que de se retirer sur un Aventin commode. Les réactions que je pouvais recueillir auprès de spectateurs qui me croisaient ici ou là me montraient d’ailleurs que l’audience de la chaîne est loin d’être composée uniquement de sympathisants de tel ou tel parti extrême. Certains, à gauche, s’étonnaient de m’y voir régulièrement, ce à quoi je répondais : « Vous la regardez régulièrement, donc ? » Aussi bien, les animateurs de la chaîne et sa direction me laissaient toute latitude pour m’exprimer et m’accueillaient, il faut le dire, avec une courtoisie constante, Pascal Praud notamment.
Mais cet été, sous l’impulsion de Vincent Bolloré – par Arnaud Lagardère interposé – le Journal du Dimanche a été soudain arraisonné et sa direction remplacée par de jeunes journalistes qui ne faisaient pas mystère de leur proximité avec Éric Zemmour, de leur adhésion aux thèses extrêmes qu’il professe et qu’eux-mêmes défendaient très ouvertement là où ils s’exprimaient.
En quoi cela me concernait-il ? Il se trouve que, tout au long de ma vie professionnelle, j’ai défendu et mis en œuvre l’idée d’une autonomie journalistique et politique des rédactions dont j’étais membre. Dans les deux journaux que j’ai eu l’honneur de diriger, Le Nouvel Observateur et Libération, j’ai même participé de près à l’élaboration de chartes internes qui garantissaient un traitement équilibré de l’information dans les articles courants (quitte à prendre nettement position dans les éditoriaux ou les chroniques). J’avais surtout tenu à négocier, à Libération et au Nouvel Observateur, un mécanisme de partage du pouvoir entre journalistes et propriétaires sur le fonctionnement du journal, qui prévoyait notamment un droit de veto des rédactions sur la nomination du directeur de la rédaction, auquel je me suis moi-même soumis à cinq reprises au cours de mes pérégrinations professionnelles. Il s’agissait, non d’établir une sorte d’autogestion, mais d’assurer, en cas de changement de propriétaire, le respect de la charte et de l’identité du titre concerné.
Tous principes et toutes pratiques qui ont été balayées sans ménagement dans le cas du Journal du Dimanche, déclenchant l’hostilité de plus de 90% des rédacteurs de l’hebdo, qui ont mené la plus longue grève de son histoire, sans parvenir à se faire entendre. Dans ces conditions, et pour cette raison précise, il ne semble incohérent de continuer à travailler dans une chaîne dirigée par le même propriétaire, dont j’ai dénoncé hautement, à plusieurs reprises dans cette lettre, les méthodes qu’il a employées au JDD. Je le regrette à certains égards : je crois à la controverse rationnelle, à la contradiction pluraliste et je pense utile de débattre, même avec des interlocuteurs situés radicalement à l’opposé de mes idées. Mais il s’agit d’un cas particulier, qui tient au fonctionnement de la presse écrite, à laquelle j’ai consacré tous mes efforts pendant une trentaine d’années et que je ne saurais désavouer, même implicitement.