Pourquoi les woke n’aiment pas les Juifs
L’hostilité de certains militants d’extrême-gauche envers les Juifs repose sur des bases théoriques et politiques. A «déconstruire ».
Femmes juives exclues d’un défilé féministe à Paris, étudiants juifs pris à partie sur les campus américains, néo-féministes refusant de s’apitoyer sur les Israéliennes violées le 7 octobre, Mélenchon accusant brusquement Ruth Elkrief d’insulter les musulmans, etc. Les Juifs n’ont décidément pas la cote à l’extrême-gauche.
On y verra peut-être l’habituelle dérapage de l’antisionisme militant ou l’effet dérivé d’une indignation légitime devant les bombardements de Gaza. Il y a une explication plus politique : d’une manière générale, les décoloniaux, les néo-féministes, les intersectionnels, ceux qu’il est convenu de regrouper sous l’appellation « woke », ont pris l’habitude de juger les gens selon leur groupe d’appartenance ethnique ou racial (les « racisés » et les autres). Si bien qu’ils ne portent pas dans leur cœur les membres de la communauté juive, quelle que soit leur opinion. Trois éléments les conduisent à cette attitude.
Leur catéchisme leur prescrit d’abord de rejeter la notion de vérité objective. Il n’y a pas de fait brut, disent-ils, mais seulement des interprétations, des discours à déconstruire en fonction de l’origine du locuteur. Ainsi des événements du 7 octobre. Toute parole de compassion, de solidarité envers ces victimes doit être « déconstruit » pour tenir compte de l’appartenance de ceux ou celles (« celleux ») qui l’expriment. Comme celleux-ci peuvent être soupçonnés de sympathie à l’égard d’Israël, ces exactions barbares doivent être relativisées, mises à distance. On n’en parle pas, on les met au conditionnel ou on les minimise en regard des violences subies par les « Palestinien.nes ».
Le même catéchisme leur enseigne que la colonisation et ses suites – la « colonialité », prolongement actuel de l’ancienne sujétion imposée aux peuples colonisés – constitue le fait majeur de l’Histoire moderne (bien plus que les guerres mondiales ou la mise en oeuvre de la Shoah par les nazis). Cette césure historique sépare l’humanité en deux groupes, les dominants, partisans ou bénéficiaires de la colonisation et de la colonialité, et les dominés, membres des peuples naguère asservis. Or, quoique nation démocratique légalement constituée, reconnue par l’ONU et par la plupart des pays de la planète, Israël n’est pour les woke décoloniaux qu’une vaste et ontologique colonie, « de la rivière jusqu’à la mer ». Et ceux qui contestent son existence – les islamistes, notamment – sont des « résistants » légitimement dressés contre ces dominants constitués en État sur une terre qui ne leur appartient pas.
Les préceptes woke, enfin, enseignent que la principale grille de lecture des sociétés contemporaines réside dans la division des sociétés en groupes opposés, définis par leur identité d’origine, de genre ou d’orientation sexuelle. Or dans cette vision étroitement identitaire, les Juifs sont classés dans la catégorie « blanche », c’est-à-dire dans le camp des privilégiés et des oppresseurs par nature, quels que soient par ailleurs leur comportement ou leur opinion.
Dès lors, le wokisme tient évidemment en méfiance tout membre de la communauté juive, spécimen particulier de la domination blanche et soutien naturel de l’Israël colonial. Il tend à considérer l’antisémitisme comme un fait mineur en regard de l’oppression post-coloniale et comme une contradiction secondaire entre dominants, qu’il convient de « déconstruire » avant de s’en inquiéter.
On retrouve ici le schéma de pensée déjà présent au 19ème siècle dans l’antisémitisme de gauche, qui voyait les Juifs, réputés maîtres de l’argent, comme des membres de la classe capitaliste à abattre. August Bebel, social-démocrate allemand, avait défini cet antisémitisme comme « le socialisme des imbéciles ». Voici aujourd’hui l’anticolonialisme des crétins.