Proust : le petit marcel contre les aristos
Une Recherche éprouvée de l’intérieur même du monde du petit Marcel. Pour le plus grand bonheur des amateurs, et des autres ! Par Laurent Perpère
C’est comme pour Napoléon : on n’en finit jamais avec le petit Marcel, et Laure Murat ajoute son commentaire à ceux, nombreux, dont elle donne un florilège à la page 190, qui inclut donc l’improbable Proust et la femme pétomane.
Seulement, l’auteur est ici la petite-fille du Prince Murat et du Duc de Chaulnes (elle peut intituler l’un de ses chapitres Tante Oriane et oncle Basin), mais aussi professeure de littérature à UCLA et homosexuelle revendiquée. Elle sait assez bien de quoi et de qui elle parle, et c’est diablement intéressant.
Roman familial donc, qui prend appui sur le dévoilement proustien des apparences pour penser son propre refus de la clôture du grand monde à laquelle elle était destinée. La lecture de Proust permet en effet à Laure Murat de mettre des mots sur son histoire familiale (« les gens qui m’entouraient étaient stricto sensu des personnages de Proust ») et agit en quelque sorte comme le révélateur de ce qui est roman d’apprentissage en même temps que réflexion profonde et acérée sur le sens de l’entreprise d’écrire.
« Or, malgré mon désir extrême d’équité, d’impersonnalisme, le hasard des choses fait que dans le Temps perdu, la classe calomniée, toujours dans le faux, qui ne dit que des bêtises, la classe vulgaire et haïssable, c’est la noblesse, c’est le “monde”, écrit Proust dans une lettre citée par Laure Murat. À travers l’évocation de sa famille, dont l’arbre généalogique couvre à peu près tout l’univers de la Recherche ( on s’y perd parfois un peu, comme dans Proust), Laure Murat donne corps et preuve à la finesse de l’analyse de son auteur.
Mais, note-t-elle, il advient ainsi que les personnages réels qu’elle décrit avec bonheur perdent leur réalité et effacent leur singularité, absorbés qu’ils sont par la permanence revendiquée de leur race et l’attachement aux formes de leur caste. Ce sont au contraire les personnages romanesques qui prennent vie et délivrent une vérité non pas figée dans la contemplation des siècles, mais labile et diverse.
Le temps n’est pas immuable, comme le voudrait l’aristocratie : “Contre l’histoire étale et monolithique, contre l’univocité des raisonnements, Proust proposait une géologie vivante de la tectonique des plaques et des élans telluriques”.
Une Recherche éprouvée de l’intérieur même du monde qui a tant fasciné les commentateurs nombreux, et l’aventure d’une émancipation, voilà donc le bonheur de lecture que nous propose Laure Murat : les amateurs de Proust ne bouderont pas leur plaisir, les autres non plus, sans doute.
Mais au fond, pourquoi écrire sur Proust, ou commenter un commentaire, comme dans un vertigineux Talmud moderne? Laure Murat nous le rappelle chiffres à l’appui, si on en parle beaucoup, on le lit peu.
Au 31 décembre 1980, toutes éditions confondues, il s’était vendu 1 263 000 exemplaires du Côté de chez Swann, mais seulement 837 000 des Jeunes filles en fleur et 526 000 du Côté de Guermantes, les autres autour de 500 000. Et pour les vingt ans qui suivent, les chiffres connaissent le même décrochage : 1 640 000 pour le premier, 490 000 pour le suivant moins de 300 000 ensuite.
Lisons Laure Murat donc, mais Proust plus encore!