Puccini, mai 68 et les néo-fascistes
Une représentation de La Bohême cause un scandale national en Italie. Quand l’extrême-droite mène le combat culturel…
La scène est inhabituelle : le 14 juillet dernier, pour diriger La Bohême, le classique de Puccini, le chef Alberto Veronesi est monté à son pupitre avec un bandeau noir sur les yeux, qu’il a conservé tout au long de la représentation, suscitant l’ire du public et l’émoi de la presse italienne.
Affaire baroque, mais aussi très politique : Veronesi, qu’on dit proche de Fratelli d’Italia, le parti néo-fasciste au pouvoir à Rome, a voulu protester de manière spectaculaire contre la mise en scène du Français Christophe Gayral, qui a transposé l’intrigue de La Bohême, initialement située en 1830, pendant les événements de mai 68 à Paris.
Le chef récalcitrant a qualifié de « communiste » le choix de Gayral, faisant lever le poing à ses chanteurs et truffant le décor d’affiches et de symboles issus de la révolte parisienne. Aussitôt – scandale dans le scandale – le chef d’orchestre a reçu le soutien public de Vittorio Sgarbi, secrétaire d’État italien à la Culture, membre de Fratelli l’Italia, ainsi que celui de plusieurs élus du même parti. En représailles, la direction du festival a limogé Veronesi.
Scandale mineur, dira-t-on, qui concerne le très fermé microcosme de l’opéra. Peut-être… Mais il faut aussi y voir un nouvel épisode du « combat culturel » qui oppose dans beaucoup de pays les militants des deux extrêmes du spectre politique, la droite dure d’un côté, la gauche radicale, décoloniale, intersectionnelle ou néo-féministe de l’autre, lequel combat finit par menacer dangereusement la liberté des artistes et des programmateurs.
Le festival de Torre del Lago, décor du scandale, se déroule chaque année dans cette petite ville de Toscane qui est un haut lieu puccinien, où le compositeur a longtemps vécu et travaillé. Puccinien d’élite lui-même, le chef Veronesi a sans doute mal vécu les libertés prises par le metteur en scène avec l’œuvre de son maître.
Pourtant La Bohême raconte l’histoire de quatre artistes parisiens sans le sou vivant dans un quartier populaire (à l’époque) et de la relation amoureuse de l’un d’entre eux avec une ouvrière habitant le même immeuble. La jeune femme vit dans un logement insalubre et finit par succomber à la maladie faute de pouvoir se chauffer et se soigner.
Étudiants révoltés, mélangés par manque d’argent avec les gens du peuple : on retrouve, mutatis mutandis, certains motifs sociaux propres à la révolte de 1968, estudiantine à l’origine, prolongée par une grève massive de la classe ouvrière. La transposition se défend donc très bien. Au demeurant, les mises en scène d’opéra sont coutumières de ce genre d’interprétation anachronique, pour le meilleur et pour le pire, qui choquent les uns et ravissent les autres.
La nouveauté, c’est l’intervention directe du monde politique, gouvernemental ou militant, sur le contenu des œuvres. Le parti de Giorgia Meloni défend avec virulence une conception patrimoniale de la culture – en l’occurrence le refus de l’adaptation contemporaine de l’opéra de Puccini, adaptation qu’il qualifie de « communiste »-, à l’image de ces élus trumpistes aux États-Unis qui dénoncent avec agressivité le « wokisme » de nombre de productions culturelles.
Symétriquement, plusieurs fractions militantes veulent interdire tel ou tel film, telle ou telle mise en scène jugée contraire aux réquisitions du catéchisme décolonial, ou bien choquant pour certaines minorités sexuelles, ou encore mettre à l’index les œuvres d’un créateur accusé d’agression sexuelle, récente ou très ancienne, sous prétexte « qu’on ne peut pas séparer l’œuvre de l’artiste ».
Chacun le sait : la culture a toujours joué un rôle politique. Mais cette fois – retour à des errements très anciens – c’est la politique qui prétend dicter sa loi à la culture. Danger… Certes, nous n’y sommes pas encore : la représentation a eu lieu et le metteur en scène a eu gain de cause. Mais continuons dans cette voie, et nous serons bientôt revenus aux beaux temps du maccarthysme hollywoodien ou, à l’opposé, du « réalisme socialiste » en vigueur dans le monde soviétique. Orwell, réveille-toi !