Quand Biden flingue Harris

par Emmanuel Tugny |  publié le 31/10/2024

C’était fatal : le cacochyme et néanmoins remarquable Biden a dérapé en traitant les électeurs de Trump « d’ordures », lestant de façon peut-être décisive la campagne de Kamala Harris.

L’ex-président républicain Trump s’est déguisé en éboueur en référence à la phrase de Joe Biden traitant les partisans du candidat républicain « d'ordures ». Le 30 octobre 2024, Green Bay, Wisconsin. (Photo Alex Wroblewski / AFP)

Les sondages l’attestent avec une franche unanimité : la candidate démocrate peine à marquer les esprits. Elle souffre des tiraillements que lui fait subir la désunion patente, au sein de son camp, entre modérés attachés à l’unité du corps civique américain, « sociaux-libéraux » à l’européenne, keynésiens naguère partisans de Clinton et d’Obama, et radicaux épigones de Bernie Sanders, « rouges » à la sauce yankee, wokistes, révisionnistes, propalestiniens ou antisionistes des campus, « rednecks » syndiqués des unités de production en mutation de la « rust-belt ».

Biden a peut-être tué Harris en répondant à une plaisanterie raciste du consternant podcaster Tony Hinchcliffe qui comparait, le 27 octobre dernier, Porto Rico à une « île flottante d’ordures », comme en 2016 Hillary Clinton s’était suicidée en traitant les électeurs de Trump de « pathétique panier de crabes ». Le président a tiré le tapis sous la marche claudicante de la candidate démocrate en traitant à son tour les « supporters » de Trump « d’ordures », déclarant le 29 octobre lors d’un appel vidéo pour la campagne de Kamala Harris : « Les Portoricains du Delaware [son fief] sont des gens décents et honorables », avant d’ajouter, « les seules ordures que je vois flottant autour d’ici, ce sont ses partisans ».

Car s’il est un degré zéro de la compréhension politique américaine du moment, c’est celui qui consiste à repérer le plus névralgique des enjeux de l’élection du 5 novembre : la réponse apportée au sentiment de relégation, de déclassement, à la honte de soi d’une frange considérable de l’électorat, celle que Trump séduit en l’incitant à substituer à son complexe d’infériorité une mâle et patriotique fierté.

Le 5 novembre, chacun le sait, c’est le candidat qui aura su faire changer la honte de camp, culpabiliser les élites mondialistes et socialement cruelles pour sanctifier le peuple outragé, qui l’emportera. C’est pourquoi Harris joue depuis juin la tempérance à l’endroit du petit blanc confiné dans le chômage ou la désertification territoriale et confit en rancœur xénophobe et contemptrice de la classe dirigeante. C’est pourquoi elle peine tant à enflammer un électorat qui veut la voir affronter de façon plus virile, plus sauvage, la démagogie trumpienne, celle que goûte le peuple natif frustré qui applaudit aux horions verbaux de son champion grimé en serveur de burgers ou en… éboueur…

Si Harris n’enchante pas, y compris pami les démocrates habituellement « captifs » (femmes, jeunes, afro-américains), c’est qu’elle ne le peut pas. Elle est otage d’une conscience aiguë des fractures américaines qui la porte à ménager les victimes des transitions dévastatrices dans lesquelles s’est engagé son pays. Aussi frappe-t-elle son adversaire en procureur, avec une rigueur que la France qualifierait d’« énarchique ». Elle accorde sa confiance à la raison d’une Amérique civique, loyaliste et prudente. Elle se pose en conservatrice, sans doute, mais surtout en protectrice des institutions et de l’État de droit. Elle évite d’essentialiser l’électeur trumpiste, imitant en cela le stratège à la casquette écarlate qui s’évertue à ne jamais viser directement le votant démocrate et dont l’entourage, à ce titre, a peu goûté la stupide saillie d’Hinchcliffe contre les Portoricains.

Mais, comme Freud l’a démontré, quand tombe la censure, quand le surmoi cesse d’assurer sa fonction de veille, le lapsus pointe, qui dit le jugement profond…

Il va de soi que Trump est une brute inepte, il va de soi qu’aux yeux des représentants de l’élite américaine diplômée, comme le braillait le redoutable polémiste Michel-Georges Micberth, son électorat « pue ». Mais s’il faut y penser toujours pour se galvaniser en secret ou pour imaginer des politiques palliatives, il faut surtout se garder de le dire.

Patatras : le surmoi branlant d’un vieux monsieur – par ailleurs admirable – a flanché. Son inconscient a peut-être, qui sait, vengé le candidat évincé…

En dépit de l’avalanche de dénégations que produisent les démocrates, Harris sera immanquablement présentée comme solidaire du mépris de classe putatif confessé, fût-ce malgré lui, par Biden.

Le mal est fait et tout laisse craindre que le vieux Joe aura porté un coup fatal à la candidature de sa vice-présidente…

Emmanuel Tugny

Emmanuel Tugny