Quand Jaurès se battait en duel

par Pierre Feydel |  publié le 05/04/2024

L’Affaire Thalamas, c’est l’histoire d’un enseignant persécuté par l’extrême-droite en 1904. Et lâché par la République… Prophétique ?

D.R

Amédée Thalamas, reçu premier à l’agrégation d’Histoire, est un pur produit de la méritocratie républicaine. Ce laïc se méfie du surnaturel. Le rationalisme scientifique lui suffit. Lors d’un cours sur Jeanne d’Arc, en seconde B du Lycée Michelet où il enseigne, il rappelle à ses élèves que la bergère lorraine est « sujette dès son enfance à des hallucinations auditives (qu’elle) avait cru entendre des voix célestes lui ordonner d’aller faire consacrer le roi à Reims. » Il ajoute : « qu’elle n’a pas fait lever à elle seule le siège d’Orléans. » Pour finir, il s’étonne de la vertu de cette pucelle « vivant dans les camps, entourée de soudards ».

Purs blasphèmes pour les idolâtres de Jeanne ! Or, un des élèves de Thalamas est le fils de Georges Berry, un député nationaliste de Paris. Lorsque ce dernier apprend les « horreurs » proférées par l’enseignant, il décide, le 14 novembre 1904, d’intervenir à la chambre pour dénoncer l’outrage fait à la mémoire de Jeanne d’Arc. La presse de droite s’empare du « scandale ».

Fin novembre, les nationalistes manifestent devant la statue équestre de Jeanne d’Arc, à Paris, place des Pyramides. Celle devant laquelle s’est réuni pendant des années le Front national. Le monument se voit affublé d’une couronne de fleurs blanches barrée d’un ruban tricolore. Thalamas, lui, doit se défendre devant son proviseur. Il soutient que « le miracle n’a rien à voir avec l’histoire, que les historiens se bornent à exposer des faits humains tels qu’ils se sont passé. »

Le ministre de l’Instruction publique, Joseph Chaumié, mute le professeur au lycée Charlemagne non pas pour ses propos qui ne sont pas établis, mais pour « son manque de tact et de mesure. » Cette hypocrisie exaspère George Clémenceau. Dans l’« Aurore », il se fâche :  « Où s’arrêtera-t-on ? On déplace M. Thalamas pour n’avoir pas de conflit avec trois collégiens. Et on livre ainsi toute l’Université à la merci de ses pires ennemis qui sont les ennemis de la République d’abord. »

Le ton monte lorsque Paul Déroulède, homme de lettres, fondateur de la Ligue des Patriotes, s’en prend à Jean Jaurès. « L’Humanité », le journal socialiste, a osé tourner en dérision la manifestation devant la statue de Jeanne d’Arc. Il lance : « Je vous tiens , vous , monsieur Jaurès pour le plus odieux pervertisseur de consciences qui ait jamais fait, en France, le jeu de l’étranger. » Sous-entendu L’Allemagne ! Le directeur de « l’Huma » envoie ses témoins au chantre nationaliste, exilé en Espagne après une tentative de coup d’État raté. Le duel aura donc lieu à la frontière espagnole. Les deux hommes se tirent dessus, chacun leur tour… et se ratent. L’affaire s’essouffle.

Elle rebondit quatre ans plus tard. Amédée Thalamas a obtenu de la Sorbonne, soutenu par l’historien Ernest Lavisse et le sociologue Émile Durkheim, de donner un cours libre sur « la pédagogie pratique de l’enseignement de l’Histoire. » Mais, l’extrême-droite nationaliste ne l’a pas oublié.

Le 2 décembre 1908 (jour anniversaire d’Austerlitz), les Camelots du Roi, envahissent, l’amphithéâtre Michelet. Thalamas est hué, insulté, bombardé d’œufs pourris. Maxime Del Sarte, activiste notoire, sculpteur, administre une paire de gifles à l’enseignant. L’échauffourée est générale. Léon Daudet dans « L’Action française » commente : « Nos amis ne trouvèrent comme opposition à leur admirable colère que les glapissements d’une cinquantaine de métèques et tout autant de gaillards de la Sûreté, groupés autour du putois Thalamas. »

Les mercredis de Thalamas, le jour de son cours, deviennent un rendez-vous couru. La France nationale y conspue l’infâme. On y vient comme au spectacle. Quelques duchesses s’y encanaillent. Des milliers de manifestants occupent le quartier Maubert. Le 10 février, le ministère de la Justice est envahi. Le 17, Maurice Pujo, futur directeur de l’Action française et ses nervis administrent une fessée à Amédée Thalamas, moleste t sa femme. Devant la 11ème chambre correctionnelle, les accusés se pavanent, plaisantent et sont envoyés à la Santé.

Clémenceau devenu Président du Conseil décide de les en sortir en gage d’apaisement. Le cours de Thalamas d’ailleurs se termine. En 1920, la pucelle est canonisée par Benoit XV, le chef de l’église qui l’a envoyée au bucher…

(« Jaurès en duel », Frédéric Potier, Le bord de l’eau/Fondation jean Jaurès, avril 2024, 150 pages , 14 euros.

Pierre Feydel

Journaliste et chronique Histoire