Quand la CIA faisait creuser un tunnel pour écouter les Soviétiques (2)

par Pierre Feydel |  publié le 29/03/2024

L’incroyable histoire de William Harvey, l’homme qui a fait espionner les téléphones russes dans Berlin occupé

William Harvey - D.R

William Harvey est un drôle de personnage. Une grande gueule qui boit, qui joue, supporte mal la hiérarchie. Un cow-boy chez les diplômés de Yale très bcbg qui peuplent la CIA. Mais c’est un sacré chasseur de taupes qui, au FBI, a fait arrêter des agents de l’Abwehr ou dénoncer comme agent soviétique une étoile montante du Département d’État.

Lorsque le « Bureau » lui cherche des ennuis parce qu’il a eu un accident de voiture au terme d’une soirée arrosée, il démissionne. La CIA s’empresse de lui mettre la main dessus. Il est un des rares Américains à avoir eu des doutes avant tout le monde, sur Kim Philby, le traitre emblématique des services britanniques. C’est lui que l’Agence nomme au poste crucial de chef du bureau Berlin. La ville coupée deux, enclavée dans l’Allemagne communiste, aux avant-postes de la guerre froide, grouille d’espions en tout genre.

Bill Harvey est face à un problème de taille. Impossible de percer le cryptage des Russes. Pour prévenir une attaque de leurs forces, il faudrait intercepter les communications téléphoniques de l’Armée rouge. Harvey s’adjoint techniciens et hommes de terrain. On repère les employés allemands des PTT qui connaissent le tracé des lignes téléphoniques.

L’objectif est vite désigné : le central téléphonique de Lichtenberg à l’Est de la ville. Les « rouges » y contrôlent 93 lignes téléphoniques. Une seule solution:  creuser un tunnel jusqu’au dispositif soviétique et se brancher. Alan Dulles, le directeur, pipe au bec et nœud papillon en bataille, donne son accord, malgré le coût faramineux du projet : 500 000 dollars de l’époque, l’équivalent de 6 millions aujourd’hui.

Les Britanniques seront partenaires. Parce qu’ils ont déjà creusé plusieurs tunnels à Vienne, la capitale autrichienne, et se sont branchés sur l’interurbain local que les Russes utilisent imprudemment. Cette fois, il s’agit de percer un tunnel de 1,85 m de section et d’évacuer 3 000 tonnes de déblais. En mars 1954, on procède aux premiers branchements. Les techniciens britanniques ont même installé des mini-amplificateurs pour compenser la faible baisse de tension qui accompagne la mise sur écoute. Un puits, côté soviétique, a été creusé pour que les hommes des transmissions puissent installer confortablement les dérivations. De là partent les câbles vers la salle souterraine où tout est enregistré. Un chef d’œuvre.

Tout est analysé, interprété. Des russophones étudient les accents ,les formulations, les termes d’argot, les références, les plaisanteries. Les Américains ont même mis au point une machine, le « bourdon » (bumblebee), qui transcrit les bandes magnétiques des conversations en caractères imprimés. Le travail des traducteurs est considérablement facilité.

Le branchement sur la villa du maréchal Gretchko, commandant des troupes soviétiques en Allemagne, grâce au bavardage de sa femme avec une amie, permettra de confirmer la validité du discours de Kroutchev dénonçant les crimes staliniens au XXème congrès du PCUS en février 1956. Le Mossad, le service secret israélien, avait déjà fourni une copie à la CIA. Cette fois, elle a confirmation. Pour la « Company », Bill Harvey entre définitivement dans la légende.

Pierre Feydel

Journaliste et chronique Histoire