Recep Tayyip Erdogan : « la ruse de la modération » (3)
Brutal, ambitieux, pragmatique, religieux, ultra-nationaliste, il est venu de la rue, s’est construit tout seul, vit dans un palais ottoman, ne recule devant rien et prétend dicter sa loi au monde. Il sait imposer ici, marchander là, emprisonner ses opposants, écraser ses adversaires. Ce sultan-imam moderne est sans pitié, sans limites. Et les Turcs en redemandent…
Peut-on être à la fois dogmatique et pragmatique ? C’est souvent la force des populistes. Ils sont mus par une idée générale, s’appuyer sur le peuple pour promouvoir un programme réactionnaire. Mais cette dureté dans les buts se double d’une grande souplesse dans les moyens. Seule compte la prise de pouvoir.
Ainsi pense Erdogan, qui fait ses classes de politique en quadrillant son quartier avec un empirisme à toute épreuve. Affichages massifs, implantation de groupes dans tous les pâtés d’immeubles, porte-à-porte, innombrables réunions publiques sur les places, dans les cafés, jusque dans les maisons et les appartements.
Volubile, expressif, intarissable, l’ancien chef de l’organisation de jeunes se dépense sans compter. Un soir, rentrant de réunion, il trouve sur son oreiller un mot de son fils qui lui arrache une larme : « Papa, chéri, garde une soirée pour nous ».
Dans son mouvement, les femmes sont reléguées aux tâches subalternes. Elles sont voilées, interdites dans les réunions d’organisation, confinées au dépouillement du courrier ou à la confection du café. Erdogan remarque que cette ségrégation heurte une partie de la population, qui ne veut pas du voile, ni des prescriptions trop rigoristes des islamistes. Alors, au grand dam de sa base conservatrice, il change son fusil d’épaule et promeut les militantes autant que les militants.
Il serre la main des électrices, cesse de faire attention au port du voile, invite une reine de beauté à ses meetings. Un jour, il engage même la discussion avec un groupe de prostituées et les convainc de tout faire pour que leurs filles ne tombent pas à leur tour dans l’amour vénal.
Cette ouverture est d’autant plus nécessaire qu’en 1980, les militaires kémalistes, qui tiennent la vie politique turque sous surveillance laïque, ont fomenté un coup d’État et interdit les partis les plus religieux. La formation d’Erbakan est dissoute, mais ses militants échappent à la proscription.
Après une retraite tactique et sous le drapeau de l’islam, elle peut de nouveau se lancer à la conquête des urnes, et en premier à l’assaut de ce bastion stratégique : la mairie d’Istanbul.
Les premiers scrutins ne lui sont pas favorables, les partis en place dominent encore la ville. Pour avoir contesté un vote qu’il juge truqué, Erdogan est même emprisonné de longs mois. Dans son parti, l’inflexion qu’il a donnée à son discours indispose les plus traditionnels, jusqu’au père fondateur Erbakan, qui réprouve toutes ces innovations. À l’orée des années 1990, la rupture est consommée. Chef de la tendance moderniste, il se sépare de son père spirituel.
À Istanbul, désormais son fief politique, il redouble de pragmatisme. Il axe sa campagne sur les problèmes quotidiens de la ville : la distribution d’eau défaillante, le réseau électrique en lambeaux, la corruption des édiles, l’insécurité chronique. Se souvenant de son quartier d’origine, il simplifie ses slogans.
Il est « la voix des sans-voix, le père des orphelins », l’homme du peuple face aux élites malhonnêtes. En 1994, son opiniâtreté, son ouverture et sa rigueur militante finissent pas payer. Il est élu maire d’Istanbul. Une marée humaine fête sa victoire. Islamiste modéré et légaliste, il est en lice pour devenir un leader national, dont l’aura va dépasser les frontières.