Recep Tayyip Erdogan « Naissance d’un tribun » (2)
Brutal, ambitieux, pragmatique, religieux, ultra-nationaliste, il est venu de la rue, s’est construit tout seul, vit dans un palais ottoman, ne recule devant rien et prétend dicter sa loi au monde. Il sait imposer ici, marchander là, emprisonner ses opposants, écraser ses adversaires. Ce sultan-imam moderne est sans pitié, sans limites. Et les Turcs en redemandent…
Le sens politique de la pièce ne laisse guère de place au doute. En 1975, Recep Tayyip Erdogan est étudiant, mais aussi militant du Milli Görus, le mouvement islamiste dirigé par Necmettin Erbakan, le père fondateur de l’islam politique en Turquie.
Avec une dizaine de condisciples, Erdogan a monté une pièce de théâtre édifiante intitulée Maskomyah, contraction des trois mots « Franc-maçon » (Mas), « communiste » (kom) et « juif » (yah). Intrigue clarissime : un petit patron turc est confronté à une grève dont le meneur est juif, son fils Orhan est parti étudier en Europe, d’où il revient perverti par une éducation « bolchevique ».
L’entrepreneur surmonte la crise que lui ont infligée « les francs-maçons, les communistes et les juifs », trinité dont usait à loisir en France la propagande pétainiste, ainsi que tous les antisémites de la terre. Sans crainte d’endosser ces préjugés meurtriers, Erdogan jouait avec fougue le rôle du jeune Orhan, à tel point, dit-on, qu’il fut remarqué par le leader du mouvement, cet Erbakan révéré par tous les islamistes de Turquie.
La distinction dont bénéficie le jeune Recep ne doit rien au hasard. Le jeune « rebelle conservateur » de Kasimpasa a trouvé sa vraie vocation. Dès l’adolescence, l’étudiant médiocre, le footballeur frustré, a remarqué qu’un don du ciel lui est échu : il sait parler. Dès l’école primaire, il séduit ses professeurs par son talent oratoire, récitant sans férir les poèmes qu’on lui enseigne. À la mosquée, il prend volontiers la parole pour exhorter les fidèles à la piété.
Pour cultiver son art naissant, il se poste le soir sur un bateau amarré sur le Bosphore et harangue une foule imaginaire figurée par le flot nocturne du fleuve.
Décidé à briller, il a rejoint l’un des mouvements islamiques qui essaiment dans son quartier. Il est assidu, travailleur, organisé et, surtout, maître précoce dans l’art de convaincre, déroulant des phrases bien construites d’une voix grave et chaude, usant de formules simples et frappantes, sachant doser instinctivement l’émotion et le raisonnement : un orateur né, mu par sa foi atavique par une ambition brûlante.
À la fin des années 1970, comme il termine ses études et se lance dans la vie professionnelle, il est avant tout militant, porté par son talent à la tête de l’organisation de jeunesse du parti d’Erbakan. Dans l’Iran voisin, l’imam Khomeiny a déclenché la révolution islamique qui électrise le monde musulman. En Afghanistan, les rebelles djihadistes tiennent en échec l’armée soviétique.
En Syrie, en Égypte, en Tunisie, en Algérie, les mouvements islamistes, jusque-là tenus en lisière par des régimes nationalistes arabes, conquièrent des positions dans le petit peuple et prêchent la lutte, légale ou armée, contre les « tyrans corrompus par l’Occident ». Partout « l’oumma des croyants » est mobilisée contre les valeurs impies des démocraties occidentales.
Dans la lignée d’Hassan El Banna, théoricien et fondateur de l’internationale informelle des Frères musulmans, les militants de l’islam politique prêchent le retour aux dogmes traditionnels, la révolte contre un Occident décadent et ses séides du nationalisme arabe, turc ou persan.
Chef de l’organisation de jeunesse, Erdogan se sent le messager turc de cette insurrection mondiale. Les mouvements qu’il fréquente sont encore minoritaires.
Pour les lancer à l’assaut du pouvoir, Erdogan commence à fourbir sa stratégie, d’une redoutable intelligence.