Recep Tayyip Erdogan : « un islamiste bien sous tous rapports »(4)
Brutal, ambitieux, pragmatique, religieux, ultra-nationaliste, il est venu de la rue, s’est construit tout seul, vit dans un palais ottoman, ne recule devant rien et prétend dicter sa loi au monde. Il sait gouverner, imposer ici, marchander là, emprisonner ses opposants, écraser ses adversaires. Ce sultan-imam moderne est sans pitié, sans limites. Et les Turcs en redemandent…
L’Europe est sous le charme. Au début des années 2000, avec l’optimisme propre à tant de démocraties, elle a trouvé son islamiste préféré. Au moment où l’intellectuel américain Francis Fukuyama proclame « la fin de l’Histoire » sous la houlette d’un libéralisme de bon ton, on rêve à Bruxelles, à droite, à gauche et jusque chez les écologistes, d’une intégration de la Turquie dans l’Union.
L’adhésion d’un grand pays musulman gagné à la liberté, membre fidèle de l’OTAN et libéral en économie, viendrait compléter l’empire du droit et de la paix qu’on veut établir sur le vieux continent, qui déborderait ainsi dans une vertigineuse expansion, sur cet Orient si longtemps tenu en méfiance.
Cette Turquie ripolinée, devenue le cheval de Troie du projet démocratique européen en terre d’islam, a sa figure de proue, forte et rassurante : l’ancien Frère musulman devenu l’espoir de la modernité triomphante, Recep Tayyip Erdogan.
Il a déjà ses lettres de créance. Maire d’Istanbul, il a géré la ville légendaire avec compétence et efficacité, repoussant la corruption, réhabilitant les services publics, améliorant le sort des Stambouliotes qui en font l’icône du changement. Puis il a connu les épreuves.
Les militaires, toujours placés en surplomb de la vie politique, se méfient de cet islamiste soudain déguisé en Occidental bon teint. Ils trouvent le prétexte nécessaire le 6 décembre 1997, lorsqu’Erdogan en campagne à Siirt, dans l’est du pays, reprend dans un discours une citation du poète nationaliste Ziya Gökalp, vite qualifiée d’incitation à la haine : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles, nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats ». Traduit en justice, il est condamné le 21 avril 1998 à une peine de dix mois de prison.
D’abord abattu par l’isolement, il en sort plus déterminé encore.
Instruit par la mésaventure, il décide de ménager les militaires, rompt avec son ancien parti trop marqué par l’islamisme et fonde l’AKP, le Parti de la Justice et du Développement, qu’il compare volontiers à la CDU allemande. Formation « démocrate-musulmane », l’AKP mélange rhétorique conservatrice, sympathie européenne et modernisme économique.
Leader de l’opposition, il gagne les élections de 2002. Réintégré au Parlement un peu plus tard, Erdogan devient Premier ministre et entame sa lune de miel avec l’Europe, tout en cultivant ses relations avec les leaders du monde entier. Ce qui ne l’empêche pas de conserver des liens plus ou moins discrets avec la mouvance islamiste légale ou illégale.
Chef du parti dominant qui gagne scrutin sur scrutin, plusieurs fois reconduit au poste de Premier ministre, il est peu à peu gagné par l’hubris d’un pouvoir sans fin et sans limites, qui accentue de plus en plus ses penchants autoritaires.
La Turquie s’éloigne des règles démocratiques, d’autant que les négociations avec l’Union européenne se heurtent à la question chypriote surveillée de près par l’armée turque, et bientôt à l’hostilité de la droite européenne, qui rechigne, en pleine vague terroriste, à intégrer 70 millions de musulmans dans l’espace politique européen.
L’image de l’islamiste modéré et moderniste s’estompe progressivement. Apparaît de plus en plus nettement, en filigrane, celle du sultan impérieux et traditionaliste.