Regard lucide sur le Mercosur

publié le 29/11/2024

Il faut juger chaque accord commercial à partir de la réalité des faits et non selon de simples postures idéologiques, protectionnistes ou libre-échangistes.

PAR BERNARD CAZENEUVE

Bernard Cazeneuve. Portrait. Paris, le 24 novembre 2024. (Photo de Magali Cohen/Hans Lucas AFP)

Dans un pays où peu de sujets parviennent désormais à faire consensus, la dénonciation presque unanime du projet d’accord entre l’Union Européenne et le Mercosur vient témoigner d’une prise de conscience salutaire des effets du libre-échange « à l’ancienne », sur la préservation de nos intérêts souverains et notre capacité à tenir nos engagements climatiques. Ainsi, armés d’un même esprit de résistance, les agriculteurs, les ONG, les syndicats, mais aussi le gouvernement et les forces politiques, de l’extrême gauche à l’extrême droite, s’apprêtent dire leur refus d’un traité dont ils perçoivent les effets potentiellement funestes pour la Nation.

Dans ce contexte, il est de bon ton de se fondre purement et simplement dans la masse, en versant des « larmes de crocodile », comme cela semble être le cas de certains de nos gouvernants, qui espèrent ainsi se dédouaner à bon compte de leurs propres responsabilités dans la négociation. J’ai pris, pour ma part, le parti dans ces colonnes de dire ce que je crois juste, en dépit de l’air du temps, en évitant, sur des sujets aussi sérieux, de céder aux facilités de la caricature.

D’abord, quel est l’exact enjeu de ce traité commercial avec le Mercosur ? S’il entrait en vigueur, après plus de vingt ans de négociations, il représenterait, par son ampleur et son impact, le plus important accord de libre-échange jamais conclu par l’Europe. Il porterait sur environ 40 milliards d’euros d’échanges, au sein d’un ensemble humain de 780 millions de personnes, représentant 20 % de l’économie mondiale. Bien que le débat se focalise aujourd’hui légitimement sur l’agriculture, bien d’autres secteurs de nos économies seraient concernés, y compris parfois positivement : les droits de douane seraient en effet réduits au bénéfice de l’industrie européenne – et par conséquent de la nôtre – dans les secteurs de l’automobile, du textile, de la chimie et de l’industrie pharmaceutique. L’approvisionnement de l’Europe, en matières premières stratégiques, serait par ailleurs mieux garanti, ce qui contribuerait au renforcement de notre souveraineté.

Pour autant, le traité de libre-échange avec le Mercosur est un mauvais accord, pour des raisons de fond qui rendent légitimes le débat qui anime actuellement la Nation. En effet, quels que soient ses bénéfices pour l’Union Européenne – et ils sont nombreux – les insuffisances de son volet agricole constituent bel et bien une menace pour certaines filières, un risque sanitaire pour le consommateur et un renoncement au regard des principes que l’Europe porte, en matière de climat et de biodiversité. C’est que sa négociation, engagée à la fin des années 1990, n’a pas tenu compte des grands enjeux environnementaux apparus depuis lors. Il faut limiter dans la durée la validité des mandats de négociation, car cela n’a pas de sens de travailler sur la base de principes dépassés. Tout accord passé avec certains pays d’Amérique latine n’est pas cependant mauvais par principe, et le libre-échange n’est pas un mal en soi. La souveraineté ne saurait signifier une Europe emmurée, recroquevillée sur elle-même et ayant renoncé à toute ouverture vers l’extérieur, pour ne pas avoir réussi à relever audacieusement le pari de sa compétitivité : le repli sur soi annonce l’affaiblissement et précède le déclin. De ce point de vue, le débat qui agite aujourd’hui notre pays dit autant de nos contradictions nationales, des incohérences et des insuffisances de l’Europe, que des insuffisances du traité lui-même.

Il y a pour le moins contradiction, à déplorer le retour du protectionnisme, dont nous menace l’élection de Donald Trump, à dénoncer l’activisme russe au sein des BRICS, à craindre la montée en puissance de l’influence chinoise dans le « Sud global » et la prédation qu’elle opère sur les ressources agricoles, minières ou en biodiversité de beaucoup de ces pays, et, dans le même temps, à refuser que l’Europe exerce ce qui constitue aujourd’hui son principal outil d’influence, voire de puissance, dans le monde : sa capacité, forte d’un poids économique comparable à celui des États-Unis, à nouer des partenariats commerciaux, qui arriment à son économie, mais aussi à ses valeurs, des partenaires auxquels elle n’aurait plus accès si elle opérait le choix du repli. En ces domaines, où le rapport de force domine, la naïveté ne pardonne pas. Il se joue aujourd’hui en Amérique Latine une lutte d’influence sans merci, dont nous devons souhaiter qu’elle ne soit pas perdue par l’Europe. De ce point de vue, un mauvais accord avec le Mercosur alors qu’un bon accord était possible, est avant tout une occasion perdue et un immense gâchis.

On décèle, au sein de l’Union européenne, une certaine incohérence à ne pas intégrer, de façon systématique dans la négociation de ses accords commerciaux, les priorités politiques auxquelles elle confère une dimension essentielle en matière de lutte contre le changement climatique ou de défense de la biodiversité. L’Europe bataille courageusement avec les BRICS à Cali, lors de la COP sur la biodiversité, et fait de même à Bakou, lors de la 29e COP climat. Peut-elle dès lors oublier, à la table des négociations commerciales, les exigences posées, au sein d’autres enceintes de discussion, en matière de lutte contre la déforestation ou de réduction des émissions agricoles ? Rappelons que la production d’une tonne de viande au Brésil émet deux fois plus de CO2 que dans la filière bovine européenne ! Il y a donc urgence à nous assurer que chaque accord négocié par l’Union européenne contribue effectivement aux objectifs généraux qu’elle défend en faveur du climat et de la biodiversité.

Enfin, nous serions légitimes à attendre de l’Europe qu’elle veille à la bonne application, en toutes circonstances, de législations, déjà adoptées et qui protègent efficacement les consommateurs européens, en imposant le respect de normes sanitaires et environnementales au sein du marché intérieur. Il est choquant que l’interdiction d’importation en Europe de produits issus d’animaux traités avec des antibiotiques de croissance (pourtant adoptée en 2019…) ne soit toujours pas effective. Il est étonnant que la réglementation européenne sur l’étiquetage ne permette pas au consommateur de connaître l’origine de la viande lorsqu’elle est transformée. Il est désolant que les contrôles aux frontières censés assurer le respect des règles sanitaires et environnementales soient la fois lacunaires et disparates, d’un pays à l’autre. C’est dans chaque assiette qu’il faut systématiquement et effectivement interdire antibiotiques et hormones de croissance.

Encore bien trop imparfait, le projet d’accord entre l’Union européenne et le Mercosur est le produit des incohérences et des insuffisances de l’Europe, autant que la victime expiatoire de nos propres contradictions nationales. Le laisser adopter en l’état marquerait un recul ; mais rejeter par principe tout échange commercial serait une faute, y compris contre nos valeurs et nos propres intérêts. Avec l’Amérique Latine, avec d’autres géographies plus tard, il existe évidemment un chemin qui réconcilie les échanges commerciaux avec la défense de nos valeurs, de nos appareils productifs et de nos modes de vie. Encore faudrait-il, pour qu’elle puisse fédérer autour de cette idée simple, que la voix de la France soit, comme elle l’a longtemps été, audible en Europe.

Bernard Cazeneuve

Cet article a été publié dans le journal L’Opinion.