Relire Vassili Grossman
« Staline est mort ! Il y avait dans cette mort un élément de liberté soudaine, absolument étranger à la nature de l’État stalinien »…Tout passe, sauf peut-être, les vérités profondes d’un génial décrypteur de l’âme russe
Dans l’entreprise de reconquête de l’Ukraine que mène l’État russe depuis 2014, la passivité voire l’adhésion du peuple russe à cette entreprise sanglante reste une source de stupéfaction pour l’Occident.
Pour essayer de comprendre cette étrange apathie de l’opinion russe et plus encore le soutien indéfectible au dictateur, il n’est pas inutile de relire Tout passe, le dernier livre de Vassili Grossman, publié pour la première fois, en Occident et non en Russie, en 1970, avant même Vie et Destin, dont la première édition, toujours en Occident ne paraît qu’en 1980, le manuscrit ayant été confisqué par les autorités khrouchtchéviennes.
Certains ont peut-être lu Vie et Destin, immense chef-d’œuvre, le Guerre et Paix du XXe siècle, où Stalingrad remplace la Campagne de Russie. Tout y est déjà dit sur le totalitarisme soviétique.Peu nombreux ceux qui ont lu Tout passe, testament politique d’un auteur (juif) mis au ban de l’intelligentsia soviétique dès la fin de la seconde guerre mondiale et un correspondant de guerre célébré dans le monde communiste pendant celle-ci.
L’histoire est celle d’Ivan Gregorievitch, un zek qui revient à Moscou puis Leningrad après une vingtaine d’années de goulag. Ancien scientifique de haut vol, il revoit ses anciens collègues, dont certains l’ont dénoncé par carriérisme, d’autres, si proches alors, l’ont abandonné à son sort par veulerie ou peur.
Sa seule présence, si gênante, est le révélateur de la lâcheté ordinaire d’une communauté scientifique qui a abandonné toute valeur pour survivre dans un monde de terreur et qui aujourd’hui bénéficie, avec la détente de la dictature, des avantages et des honneurs dus à la compromission absolue avec le régime. Une sorte de Colonel Chabert russe: pourquoi ce revenant vient-il nous donner, momentanément Dieu merci, mauvaise conscience?
L’extraordinaire est qu’Ivan Gregorievitch ne réclame rien, ni surtout ne juge pas. Mieux, comme Chabert, il sait qu’il est là en trop, que les autres ont fait comme ils ont pu, et qu’il faut être indulgent à leurs faiblesses, car ils ne sont que des hommes en face d’une machine à broyer les consciences. Il s’efface dans l’anonymat. Mais il veut comprendre ce qui s’est passé entre les promesses d’un avenir radieux et le naufrage de ces aspirations, qui furent les siennes.
C’est là que Grossman nous parle encore aujourd’hui, d’une voix puissante, humaine, désespérante. Dans le déroulement de la révolution russe et de l’établissement de la dictature de l’État contre le peuple, il voit la dernière manifestation de la fatalité du peuple russe.
Depuis Ivan le Terrible, à travers Pierre le Grand, la Grande Catherine, les tsars du XXe siècle et de façon totalement achevée avec Lénine et son épigone Staline, l’histoire russe est celle de la constitution et de l’affermissement d’un État incarné par un dictateur. Chaque progrès de l’État s’est fait dans et par l’approfondissement de l’asservissement.Les pages sur la mort de Staline sont saisissantes: « Staline mourut sans qu’aucun plan l’eût prévu, sans instruction du Comité directeur. Staline mourut sans ordre personnel du camarade Staline ».
La conclusion est un appel à une autre permanence du peuple russe, la compassion, et une sorte d’espoir à hauteur d’homme. Mais sans trop d’illusions.
« Ces hommes ne souhaitaient de mal à personne, mais toute leur vie, ils avaient fait le mal. Et pourtant, ces hommes étaient des hommes. Et, chose étonnante, chose merveilleuse, qu’ils l’eussent voulu ou non, ils n’avaient pas laissé mourir la liberté. Même les pires d’entre eux l’avaient conservée dans leurs cœurs effrayants et dénaturés. Des cœurs d’homme, malgré tout. »
Oui, il faut lire Grossman. Il nous dit des vérités utiles, aujourd’hui encore.