Renan, le géant oublié
L’auteur de Vie de Jésus s’est effacé peu à peu de la mémoire collective. Il fut pourtant, à la fois par le scandale et par la richesse de son œuvre, un écrivain adulé ou honni, célèbre comme une star aujourd’hui.

Il était une époque où il suffisait d’écrire sur une enveloppe : « Ernest Renan, La Vie de Jésus, Paris », et la lettre arrivait à son destinataire. Aujourd’hui, malgré les rues, avenues, places, collèges et lycées en nombre, qui connaît encore Ernest Renan, ce « géant oublié », comme le titre judicieusement Jean-Michel Djian dans son passionnant essai biographique ? Et pourtant dans la seconde moitié du 19ème siècle, le natif du Trégor était une star. Léon Daudet disait de lui qu’il était un « dieu de la IIIème République ». Et ajoutait : « J’ai vu se prosterner les lévites ( …) La renanolâtrie a peut-être dépassé en intensité la hugolâtrie. (..) Il était devenu même populaire, car la vraie forme de la gloire est d’être admiré sans être lu, ce qui supprime réserves et réticences. Les cochers de fiacre du quartier des Écoles célébraient Renan chez les marchands de vin et de tabac et j’entendis un jour l’un d’eux se féliciter de ce « qu’il en avait bouché un coin au pape ». »
Oui, avec sa sulfureuse Vie de Jésus, Renan, l’ancien séminariste, en avait bel et bien « bouché un coin au pape ». On n’imagine pas le scandale que ce fut ! Affirmer que Jésus n’était qu’un « homme admirable », rien de plus, et que les miracles n’étaient que mirages, il y avait de quoi en avaler son goupillon. Pie IX ne s’y est pas trompé, qui l’a stigmatisé comme « blasphémateur européen ». Qu’importe ! Vie de Jésus est un best-seller : 10 000 exemplaires écoulés en quelques jours, 430 000 au total. Par comparaison, les dix volumes des Misérables se vendirent à 10 000 exemplaires chacun. « Mettre le feu à un texte est dans ses gènes, surtout s’il enflamme les consciences », pointait Mona Ozouf …
Ce serait une erreur cependant de réduire Renan à ce scandale. Car l’homme aux 37 volumes publiés durant un demi-siècle fit feu de tout bois, parfois de manière désordonnée, voire contradictoire C’est à mettre au crédit de Jean-Michel Djian, que de ne pas se voiler la face et de montrer Renan tel qu’il fut, torturé, complexe, sûr de lui et doutant tout à la fois, insaisissable. « Écrivain, poète, orientaliste, linguiste, épigraphiste, politologue, archéologue, historien des religions et philologue major de l’agrégation de philosophie à l’âge de 25 ans ; professeur au collège de France à 39 et académicien à 55, Renan n’a jamais vraiment appartenu aux écoles de pensée disciplinaires qui habituellement conduisent à la consécration. C’est juste un savant qui, pour rester libre et grandir, jouir et penser, a transgressé. Impardonnable pour un mécréant à jour de tous ses sacrements. »
En 1862, pour sa leçon inaugurale au Collège de France, l’amphithéâtre Claude Bernard est plein à craquer. Deux cents personnes font la queue sans pouvoir entrer. On crie « Vive Renan ! » Ou « À bas Renan ! Il ne parlera pas ! ». Il parlera si bien que quatre jours plus tard, il est viré du Collège de France. Il y reviendra, des années plus tard par la grande porte.
Aujourd’hui où la démocratie est en danger, en France et dans le monde, il est urgent de relire sa célèbre conférence fondatrice, donnée à la Sorbonne, le 11 mars 1882 : « Qu’est-ce qu’une nation ? » Réponse : « Une nation est une âme, un principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la continuité à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. » Bref : « Un plébiscite de tous les jours. »
Jean-Michel Djian, Ernest Renan, le géant oublié, préface d’Edgar Morin, Le Cherche-Midi, 200 pages, 17,95 euros.