Retour aux sources (2016)

publié le 25/07/2024

La nuit du 5 septembre 1972, l’équipe israélienne est prise en otage par des membres de l’organisation terroriste palestinienne Septembre Noir. Bilan : douze morts. Simple spectateur à l’époque, Benoît Heimermann a été marqué par cette tragédie.

Le Stade Olympique de Munich Photo: Soeren Stache/dpa (Photo by SOEREN STACHE / DPA / dpa Picture-Alliance via AFP)
Été 1972 : tandis que Munich, capitale de la Bavière et vitrine de la florissante RFA, se pare des couleurs olympiques, l’Allemagne tente de solder la mémoire des Jeux de 1936. Mais l’Histoire s’acharne. La nuit du 5 septembre 1972, l’équipe israélienne est prise en otage par des membres de l’organisation terroriste palestinienne Septembre Noir. Bilan : douze morts.
Simple spectateur à l’époque, Benoît Heimermann a été marqué par cette tragédie. Quarante-quatre ans plus tard, il se souvient.

Je suis retourné à Munich. La neige menaçait, mais au moment d’accéder au plus haut des 298 mètres de la tour de télévision qui domine le parc olympique, l’horizon s’est dégagé comme par miracle. Au loin : les sommets des Alpes encotonnés. À proximité : les installations des Jeux de 1972. Et un premier sentiment : celui d’une perte. De repères et de mémoire. Tout semblait à sa place et en même temps détaché des contingences, démodé, décoloré. Orphelin du Bayern Munich, installé une dizaine de kilomètres plus au nord depuis 2005, le stade principal a perdu sa pelouse et son utilité. Le vélodrome a disparu. Quelques attractions – un aquarium, une patinoire – s’évertuent de donner le change.

Les couleurs pastel sont toujours là, en demi-teinte, entamées par la lumière et les intempéries. On aurait gommé le souvenir des Jeux que l’on ne s’y serait pas pris autrement. Quelques images vidéo tournent en boucle dans un container aménagé à la diable et une série de panneaux résument les événements de la quinzaine au sommet de la tribune Ouest. De l’« Attentat » – en allemand dans le texte – il est question ici et là, mais comme un passage obligé, un rappel contraint.

Munich est prospère, volontiers festive, mais elle s’accommode mal de ressasser ses plus mauvais souvenirs. Il a fallu pas moins de soixante-dix ans pour que soit inauguré, à deux pas de la célèbre Pinacothèque, un Centre de Documentation du National-Socialisme, dont personne n’ignore pourtant qu’il est né dans cette ville.

Au troisième étage de ce bâtiment d’un blanc immaculé, deux photographies situées à bonne distance l’une de l’autre se répondent comme un écho. La première évoque l’ancien aéroport où a été érigé le site olympique et où ont été accueillis Édouard Daladier et Neville Chamberlain en septembre 1938. La seconde renvoie à la prise d’otages perpétrée en ces mêmes lieux en septembre 1972. Un terrain de prédilection donc en matière de marché de dupe et de silence coupable. Le rapprochement est facile, mais il est aussi inévitable. Steven Spielberg l’a évoqué à sa façon lorsqu’il s’est lancé dans la réalisation de son propre Munich. Si son propos était de rapporter en priorité l’opération du Mossad, chargée – œil pour œil, dent pour dent – de venger les treize cibles israéliennes de 1972, les notions de faute et de dissimulation n’étaient pas absentes de ses motivations. Témoin cette nouvelle déclaration concédée au magazine Time le 12 décembre 2005 : « J’avais vingt-six ans au moment des Jeux. Cet événement ne m’intéressait pas au premier degré, mais le drame m’a beaucoup choqué et, plus encore, le fait que jamais par la suite, ni l’Allemagne, ni le Comité Olympique n’ont vraiment reconnu leur faute ni exprimé leur pardon. »

En me dirigeant vers le village olympique, je repensais à cette réflexion. Je me remémorais aussi l’échange que j’avais eu fin janvier avec Jean Mattern auteur, un an plus tôt, de Septembre, un beau roman lui encore hanté par les événements. Mattern me faisait remarquer qu’âgé de 9 ans en 1972, habitant en RFA à ce moment-là, il avait d’abord été bouleversé par les larmes de son père devant le poste de télévision acheté pour l’occasion. Il me confirmait aussi, lui qui fréquente régulièrement le pays, l’embarras – pour ne pas parler de gêne – que l’Allemagne entretient toujours avec ce crime dont elle n’a, à proprement parler, toujours pas fait le deuil.

Pour rallier la Connollystrasse, il faut franchir le Hans-Braun-Brücke, qui enjambe le Georg Brauchle Ring. À gauche, le terrain d’entraînement où je pratiquais, jadis, la pêche aux autographes. À droite, les dix-neuf immeubles de vingt et un étages, les cinquante et un immeubles de trois ou quatre étages, les cinq cents maisonnettes et autres bungalows, alors, réservés aux athlètes et entraîneurs. L’ensemble est aujourd’hui désuet, mais pas sans charme. Des balcons dégringolent des cascades de plantes et dans les ruelles s’échappent quelques coureurs à pied. Tout semble anodin, sauf deux monuments qui, forcément, commandent un retour en arrière.

Il faut les chercher, les deviner. Le premier, juste à l’extrémité du pont, est ésotérique. Soit une longue poutrelle de pierre marquée de caractères hébreux alignés de part et d’autre du nom de Anton Fliegerbauer, lui-même inscrit en caractères romains. Une plaque au sol signale opportunément que sont consignés là les noms des onze victimes israéliennes accompagnées par celui du policier allemand victime collatérale de la fusillade nocturne de Furstelfelbrück. Le second témoignage est installé devant le numéro 31 proprement dit. Lui encore récapitule les noms des victimes, cette fois selon les deux alphabets et sans le nom du policier allemand. Pour émouvant qu’ils soient, ni l’un ni l’autre de ces témoignages ne sont à l’instigation de l’État allemand ou du pouvoir olympique. Ils existent, mais ne s’imposent pas.

À dire vrai, le petit immeuble jadis ensanglanté a triste mine. Son entretien laisse à désirer et ses occupants se limitent à quelques étudiants locataires d’une incongrue « Gästehaus » [chambre d’hôtes], si on en croit la petite pancarte placée sur la porte d’entrée. À l’arrière, on distingue un carré d’herbes folles et la baie vitrée qui a permis à Tuvia Sokolovski d’échapper au pire.

Depuis quarante ans, Jérusalem réclame au CIO un tant soit peu d’attention, une parole, un geste, une minute de silence

Oui, vraiment au pire. Deux semaines plus tôt, un ami m’avait transmis un autre article de presse, extrait du New York Times cette fois et consacré, lui aussi, à la prise d’otages. Sam Bordendec y révélait une incurie supplémentaire de l’administration policière : un nouveau dossier mis au jour par Ankie Spitzer et Ilana Romano, deux veuves particulièrement actives dans la traque de la vérité à propos du 5 septembre ! Leur découverte ? Le dossier d’autopsie (enfin exhaustif) de Yossef Romero. Et une photo ignoble prouvant que le lutteur courageux fut non seulement blessé à mort, abandonné sur le sol au milieu de ses camarades, mais, qui plus est, émasculé sous leurs yeux ! Une cruauté cachée qui, à l’évidence, fait voler en éclat la thèse d’une prise d’otages pacifique perpétrée dans le seul but de faire libérer 234 Palestiniens maintenus en détention en Israël.

Depuis quarante ans, Jérusalem réclame au CIO un tant soit peu d’attention, une parole, un geste, une minute de silence. Une demande que Brundage, Killanin, Samaranch, Rogge, les présidents successifs de l’institution olympique, ont tour à tour négligée. En 2012 encore, à la veille des jeux de Londres, une pétition a circulé. Elle réunissait 100 000 signatures, dont celle du Président Obama, mais ne fut pas poursuivie d’effet pour autant.

Dernier élu en date, Thomas Bach est à son tour placé devant ses responsabilités. Allemand, champion olympique de fleuret, contemporain des victimes, familier de Andrei Spitzer en particulier, son amnésie éventuelle sera, à coup sûr, encore plus difficile à admettre.

Reportage publié dans « Desports », en mai 2016.


Toute la série :
1. Le temps de l’innocence (1972)
2. Un témoin capital (1973)

3. Survivant malgré tout (1991)
4. Vérité et mensonge (2003)
5. Marathon man (2005)

6. Retour aux sources (2016)