Robert Badinter : « J’avais quinze ans… »

par Jérôme Clément |  publié le 10/02/2024

Derrière le Garde des Sceaux, il y avait aussi un gamin qui voulait rentrer chez lui retrouver son père…

L'avocat Robert Badinter le 10 mars 1980, au tribunal de Toulouse - Photo DANIEL JANIN / AFP

« Je suis arrivé en courant pour rentrer chez moi. J’ai vu les camions allemands. J’ai tout de suite compris en voyant mon père monter à l’intérieur, encadré par les hommes de la Gestapo… j’avais quinze ans ». C’était en 2012. Alors que Robert Badinter, Garde des Sceaux à l’époque, me racontait l’arrestation de Klaus Altman, chef de la Gestapo de Lyon et bourreau de Jean Moulin, en 1943… soudain, pour la première fois devant la caméra, très ému, il parle de l’arrestation de son père Simon, lors de la rafle de la rue Sainte-Catherine le 9 février 1943, quand il a vu son père emmener vers Drancy, avant le camp de Sobibor d’où il ne reviendra jamais. Cette famille juive de Bessarabie s’était pourtant réfugiée en France, terre de liberté qui a fait « des juifs des citoyens ». Un pays d’accueil et de liberté.

Robert Badinter n’oubliera jamais cette image, blessure originelle qu’il portera toute sa vie et qui lui donnera la force de son engagement sans faille contre les discriminations de toutes sortes et en premier lieu de l’antisémitisme. Elle alimentera les textes de ses plaidoiries et de sa production littéraire, surtout théâtrale. Il y a à peine deux ans, il me parlait d’une pièce qu’il avait écrite, Cellule107, dans laquelle il imagine un dialogue entre René Bousquet secrétaire général de la police de Vichy à la veille de l’exécution de Laval.

Cette scène aurait pu prendre place dans la prison de Montluc où il avait, comme Garde des Sceaux, fait incarcérer Klaus Barbie de façon symbolique et exceptionnelle dans les lieux mêmes où celui-ci avait torturé et tué tant de juifs ou de résistants. Cette ultime pièce de théâtre, écrite au soir de sa vie sa vie, ne fut jouée que pour une seule et exceptionnelle représentation. Témoignage de l’engagement de Robert Badinter à ne jamais laisser s’engloutir dans la mémoire des hommes ces monstruosités.

Déjà, grand amateur de théâtre, il avait écrit, en 1995, C33 , racontant les tourments d’Oscar Wilde et son procès pour homosexualité dans l’Angleterre victorienne de la fin du XIXe siècle. Garde des Sceaux, il avait mis fin à la pénalisation de l’homosexualité. La pièce fut mise en scène par Georges Lavelli au théâtre de la Colline. François Mitterrand était là, en cette soirée de décembre1994 : tout était émouvant, leur amitié, le thème de la pièce, l’engagement dans l’action et la littérature, le crépuscule aussi d’un président qu’il aimait et dont le règne s’achevait.

Il écrivit aussi le texte d’un opéra tiré d’un roman peu connu de Victor Hugo, Claude Gueux joué à Lyon et mis en scène par Olivier Py : l’histoire d’un canut lyonnais arrêté au XIXe siècle sur les barricades. Enfermé à Clairvaux, il aime un autre détenu et termine sur l’échafaud. Dans ce texte, on retrouve tout Robert Badinter, les grandes causes et la mise en forme théâtralisée de sa pensée. Le droit, l’injustice, l’hommage à Hugo, l’écriture, la transmission.

Jusqu’à la fin il a poursuivi son inlassable labeur, travaillant sur la mise en scène de Salek, journal d’un juif polonais écrit avant de mourir au ghetto de Varsovie, lu au théâtre par Charles Berling, brillant interprète du film qui lui était consacré en 2008, sur l’abolition de la peine de mort.

Deux dates pour une vie : 9 février 1943, jour de l’arrestation de Simon le père, 9 février 2024, jour de la mort de Robert le fils.

Le combat de sa vie, le souvenir de son père, cette terrible image de l’homme montant dans un camion pour ne jamais revenir, condamné à mort et exécuté parce qu’il était juif.

Jérôme Clément

Editorialiste culture