Russie, Todd-Tenzer, l’illogique des contraires

par Bernard Attali |  publié le 10/02/2024

Russie, conflit en Ukraine, déclin du monde occidental… deux livres s’opposent radicalement. Nicolas Tenzer contre Emmanuel Todd

Pour Todd, anthropologue et essayiste, la Russie a retrouvé avec Poutine une stabilité économique et politique depuis longtemps perdue. Pour Tenzer, enseignant et haut fonctionnaire, la Russie a perdu tout contact avec le réel et veut restaurer un empire disparu. Pour l’un , « une démocratie autoritaire » lutte contre « l’oligarchie ultra libérale » de l’Occident. Pour l’autre, c’est l’Occident qui est agressé.

 La thèse de Todd, toujours soucieux d’être à contre-courant de ce qu’il estime être la pensée dominante parait plus aventureuse et celle de Tenzer très étayée. Que nos démocraties soient imparfaites, en particulier aux États-Unis, c’est une évidence. Mais cela n’excuse en rien l’inhumanité du régime de Poutine. 

Prenons parti. Nous assistons au face à face d’un agresseur sans scrupule et d’un agressé sans courage. Voilà des années que nous laissons Poutine assassiner ses opposants, internes et externes. Sans réagir. Pourquoi aurait-il aujourd’hui peur de notre réaction quand nous l’avons laissé faire ?

Le monde ressemble de plus en plus à la « vallée d’ossements » du philosophe allemand Hegel, formule qu’il appliquait à l’Histoire . Annexions, guerres, massacres n’en finissent plus. Durant la guerre froide, chaque camp voulait imposer à l’autre son idéologie. On se combattait par partisans ou pays satellites interposés, jamais directement, mais on négociait.   Avec Poutine, tout a changé. Le dictateur russe ne respecte aucun des traités qu’il a lui-même signés. Dès lors, à quoi bon en signer avec lui ?

Todd nous aide à comprendre pourquoi certains espèrent un compromis territorial entre la Russie et l’Ukraine. Ils veulent ignorer qu’une telle attitude aggraverait les appétits de l’agresseur. Quand Hitler réalise que personne ne s’oppose à la remilitarisation de la Rhénanie, il décide d’envahir la Tchécoslovaquie et la guerre se rapproche. La force de l’un se nourrit de la faiblesse de l’autre. La peur est une matière inflammable.

L’ONU est paralysée par le droit de veto russe ou chinois au Conseil de Sécurité.

Mais cette situation n’explique pas la lâcheté du monde libre. La realpolitik : voudrait que les interventions extérieures aient été contre-productives telles celles en Irak ou en Afghanistan. Je crois l’argument erroné. Les réalistes ne sont souvent que de simples conservateurs.

À noter cependant un point d’accord entre les deux auteurs : le constat du déclin de l’Occident. Todd n’est pas sans fulgurances, si l’on met de côté ses tentations complotistes. Quand il se demande pourquoi le reste du monde se refuse de condamner la Russie, notamment. Il pose une question essentielle, rarement discutée par nos soi-disant stratèges : pourquoi le reste du monde ne nous aime-t-il pas ? Hélas, on le sait, les Dieux rendent aveugles ceux qu’ils veulent perdre.

Lisez ces deux livres et faites-vous une opinion. Pour moi c’est clair : Todd affabule avec culot, Tenzer analyse avec brio.

Bernard Attali

Editorialiste