Saint Buisson, priez pour nous
Déploiement d’hommages multiples dans la presse de droite après la disparition de Patrick Buisson, écrivain, journaliste, sondeur, éminence grise et penseur de la reconquête « identitaire ». Avec un détail qui en dit long sur la vraie nature de la droite de la droite
Depuis sa disparition, le 26 décembre dernier, Patrick Buisson, bien au-delà des hommages habituels dus à un ami ou à un proche, en même temps qu’à un intellectuel et journaliste qui a compté dans l’histoire politique, est l’objet d’une myriade d’hommages sulpiciens qui s’étalent dans Le Figaro, Valeurs actuelles, les organes du Parti Bolloré (CNews, Europe Un, Le Journal du Dimanche…) avec une persistance frappante. Aucun doute : c’est bien un maître à penser qui vient de quitter la scène, que la grande famille nationaliste salue avec une touchante révérence.
Rien d’étonnant au fond : Buisson avait formulé très tôt les principales idées qui forment le fond de sauce de cette entreprise de reconquête intellectuelle et politique : la lutte contre la « décadence de l’Occident », la réunion des droites autour des thèses identitaires, le conservatisme chrétien intégriste, l’antiféminisme, la détestation de la gauche de Mai 68, de l’Europe et de l’individualisme des Droits de l’Homme, etc. Mais un détail tire l’œil, comme un de ces signaux faibles qui en disent long sur la vérité d’un mouvement : la plupart de ces hommages signalent, comme une caractéristique banale, légitime même, le « maurrassisme » de Buisson.
Fils de Camelot du Roi, fidèle à son héritage, Buisson puisait une grande partie de ses idées dans les œuvres du fondateur de l’Action française, ce qui semble, à ses thuriféraires, une chose normale, de celles qu’on rappelle en passant, comme une évidence admise par tous.
L’ennui, c’est que jamais aucun de ses ces disciples et amis ne rappelle qui était vraiment Maurras et ce qu’étaient ses idées. Soyons factuels donc, et résumons, sans polémique aucune, quelques thèses du créateur érudit et brillant du « nationalisme intégral ». Maurras considérait que les sociétés modernes étaient perverties par les idées de 1789, que l’individualisme conduisait immanquablement à la décadence et qu’il fallait revenir à la société « organique » d’avant la Révolution, où chacun trouvait sa place assignée par les hiérarchies traditionnelles.
Modernisant le monarchisme, s’inspirant du positivisme d’Auguste Comte, Maurras donne au nationalisme des bases rationnelles, inspirées des leçons de l’histoire. Son célèbre mot d’ordre, « politique d’abord », signifie qu’il faut, pour établir la primauté de la nation, s’attacher en premier lieu à réformer les institutions.
Trop individualiste, divisée et hésitante, insuffisante, la République est un régime honni et nuisible qu’il faut abattre au plus vite pour lui substituer un régime royaliste, décentralisé, respectueux des hiérarchies « naturelles », qui consacre le pouvoir des élites traditionnelles et, au sommet, celui d’un monarque héréditaire, seul capable d’incarner l’intérêt national au-dessus des querelles des partis. C’est le « nationalisme intégral » qui prône la restauration d’une monarchie respectueuse des libertés locales et des traditions corporatistes.
Pour lui, ce régime rationnel, légitimé par l’étude de l’histoire, n’est pas issu du « droit divin » – Maurras est agnostique et voit dans la religion catholique un principe de cohésion sociale plus qu’une foi mystique. Cette construction politique est fondée sur la tradition, elle découle de l’héritage sanctifié par le temps des « quarante rois qui ont fait la France ». Il dénonce la « décadence » née de la politique démocratique et désigne ses ennemis : les quatre « États confédérés » ennemis de la France, que forment « les protestants, les juifs, les francs-maçons et les métèques ».
Dans un curieux mélange de profondeur doctrinale et de rage polémique, Maurras, quoique rat de bibliothèque, érudit menant une vie d’étude et d’écriture, isolé par sa surdité, favorise la violence de ses partisans par une plume profuse qui recourt sans hésiter à l’insulte et à l’appel au meurtre. Malgré les preuves accumulées de l’innocence de Dreyfus, il plaide avec flamme contre la révision de son procès, considérant qu’on doit sacrifier sans hésiter le capitaine juif à l’intérêt de l’armée et de la nation. « Le parti de Dreyfus mériterait qu’on le fusillât tout entier comme insurgé », écrit-il en 1898.
Il suscite la création d’une organisation militante, les Camelots du Roi, qui doit réunir dans des légions agressives la jeunesse du pays. Marginale au départ, l’Action française s’impose progressivement dans les milieux de la droite nationaliste par sa cohérence doctrinale et ses philippiques factieuses, réunissant autour de son fondateur une pléiade d’intellectuels brillants et d’écrivains de talent, tels Maurice Pujo, Jacques Bainville ou Léon Daudet.
L’élan patriotique de la Grande Guerre favorise son expansion. Dans les années vingt et trente, le quotidien de Maurras diffuse à plus de 150 000 exemplaires, et ses militants, recrutés souvent dans le monde étudiant, multiplient les actes spectaculaires et les manifestations. Ce sont les Camelots du Roi qui déclenchent, avec d’autres ligues, l’émeute de février 1934 et manquent en 1936 de lyncher Léon Blum croisé par hasard boulevard Saint-Germain au moment de l’enterrement de Bainville.
La victoire du Front populaire décuple la fureur de Maurras, nourrie d’antisémitisme. De Blum, il écrit : « C’est un monstre de la République démocratique. C’est un hircocerf de la dialectique heimatlos. Détritus humain à traiter comme tel. (…) Vous me direz qu’un traître doit être de notre pays : M. Blum en est-il ? Il suffit qu’il ait usurpé notre nationalité pour la décomposer et la démembrer. Cet acte de volonté, pire qu’un acte de naissance, aggrave son cas. C’est un homme à fusiller, mais dans le dos ».
Hostile à l’Allemagne, considérant la doctrine raciale de Hitler comme une théorie fruste et infantile, Maurras dénonce le danger nazi et pousse au réarmement. Mais, jugeant que l’armée française n’est pas prête, il approuve les accords de Munich et plaide pour une alliance avec Mussolini. Renforcé dans ses certitudes par la défaite de la République en 1940, il qualifie de « divine surprise » l’accession au pouvoir du maréchal Pétain et soutient avec flamme le renversement de la République, la discrimination antijuive et la politique de collaboration.
Arrêté à la Libération, il est condamné à la détention à vie et à la dégradation nationale pour « intelligence avec l’ennemi ». « C’est la revanche de Dreyfus », conclut-il, avant son sens habituel de la formule.
Voilà donc le maître à penser historique du maître à penser d’aujourd’hui qui vient de disparaître. Antirépublicain, raciste, antisémite, n’ayant que mépris pour la démocratie, adepte de la violence quoiqu’intellectuel raffiné et, finalement, compagnon de route du pétainisme et de la Collaboration.
Voilà celui qu’on cite sans y penser comme une référence banale et estimable au sein du nationalisme contemporain, sans jamais un rappel de la réalité de sa doctrine et de ses hauts faits, sans la moindre prise de distance, sans la moindre évocation de son histoire.
Voilà donc celui dont Vincent Hervouët, journaliste bien connu, cite un poème en prononçant l’éloge funèbre de Patrick Buisson devant toute la droite de la droite réunie, de Le Pen à Zemmour, de Geoffroy Lejeune, patron de Valeurs actuelles, à Alexis Brézet, patron du Figaro, sans ne personne ne sourcille un instant.
Avec une opiniâtreté émouvante, les militants médiatiques de l’extrême-droite, Alain Finkielkraut, Eugénie Bastié, Mathieu Bock-Côté et même Luc Ferry, répètent partout que l’extrême-droite n’est plus d’extrême-droite et qu’elle est donc, désormais, assez présentable pour prendre le pouvoir, pour la première fois depuis 1940.
Le détail Maurras, sans qu’ils y prennent garde, ruine cette vaste tartufferie.