« Sans blessures apparentes », enquête sur les damnés de la guerre

par Yann le Bechec |  publié le 21/06/2023

Paru en 2008, « Sans blessures apparentes », de Jean-Paul Mari, consacré aux traumatismes psychiques de la guerre, (PSTD) reparaît aujourd’hui en poche chez Libretto. Constat : l’ouvrage n’a pas pris une ride

Du haut de quarante ans de reportages et de rencontres sur tous les théâtres de guerre contemporains, Jean-Paul Mari livre ici, à la cadence rapide, âpre et précise qui le caractérise, une série d’entretiens bouleversants, témoignages de vies gravement abîmées par l’effroi de la violence extrême. Au point de faire de ces victimes de véritables zombies ni morts ni vivants.

Ici, on rencontre des reporters, des militaires, des soignants, des humanitaires qui n’ont pas complètement survécu au face-à-face avec l’inhumain, l’Horreur. Tout le monde ne se remet pas « du trou noir du canon du fusil qui devait vous tuer […], les yeux ouverts d’une tête posée sur le trottoir […] le regard d’un ami qui s’en va […] la pestilence d’une fosse commune. »

Ce trouble profond, insaisissable qui hante et détruit, ancré dans le cerveau comme un parasite indélogeable, capable à tout instant de déclencher une crise hors de contrôle, n’est pas une découverte. La médecine militaire française l’avait identifié au cours de la guerre de 14-18, suivie par la médecine militaire américaine tout au long des conflits du siècle dernier. Mais jusque-là, ces travaux n’étaient pas sortis de circuits médicaux spécialisés.

« Sans blessures apparentes » est une somme de récits brefs et saqués, de l’hôtel Palestine à Bagdad, notoirement fréquenté par des reporters du monde entier pris pour cible par un char Bradley américain qui n’épargne pas l’auteur, aux États-Unis à la rencontre de vétérans ou sur les routes d’Arabie Saoudite et du Koweït en guerre totale.


Le quête va bien plus loin que le reportage, en explorant les grands mythes, la littérature , la peinture ou le cinéma. Retour aux fondamentaux avec le souvenir d’Ulysse remonté des ténèbres, visite de l’œuvre de Goya aux prises pendant la guerre d’Espagne en 1810-1815 », les cruautés théâtralisées commises par les deux bords durant la guerre d’Algérie, une évocation du film de Donald Trumbo, « Johnny got is gun » (1971), chef-d’œuvre de cinéma et parabole absolue du trauma, et cent autres encore tout aussi poignants.
Témoignages, rencontres, souvenirs des poilus l’Artois ou des guerriers brisés d’aujourd’hui se succèdent et s’entrechoquent, comme un torrent qui vous emporte.

Allez, quelques chiffres, pas trop, pour dire à quel point ce livre et nécessaire. À l’issue de la guerre du Vietnam, sur trois millions de soldats engagés, sept cent mille souffraient de profonds troubles mentaux, aggravés par l’usage immodéré d’héroïne et d’alcool. Vingt mille d’entre eux se sont suicidés.


Et l’Irak, l’Afghanistan ou la guerre d’Algérie ? Même cause, même conséquence. Une règle : dans tout conflit de haute intensité, en clair, une « vraie » guerre, 30% des combattants – un tiers! – est frappé par le syndrome post-traumatique ! Comment l’ignorer ?

Certes, les choses ont évoluées. Depuis les deux guerres d’Irak, la plupart des armées occidentales, les ONG et quelques médias ont prévu des séjours d’accueil, la détection de ces blessures invisibles et l’orientation vers des lieux de soin si nécessaire pour leurs personnels de retour de guerre.

Pourtant, comme vient de l’écrire Jean-Paul Mari, combien sont-ils, non diagnostiqués, à courir encore les rues, délirants pris de démence avec parfois un couteau à la main, qu’ils retournent contre eux ou contre le premier venu ?

Cet ouvrage foisonnant, aussi glaçant que bienveillant, fait reculer le néant et la mort. Parce qu’il nous fait comprendre que le Syndrome Post-Traumatique n’est pas une maladie mentale, mais une blessure de l’âme. Et comme toute blessure, elle se soigne.
Tel est le message ultime de cet ouvrage incontournable, republié, et qui n’a pas pris une ride.

Le livre : SANS BLESSURES APPARENTES
Jean-Paul Mari,
Éditions Libretto, 2023, 280 pages, 10,20€

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Yann le Bechec

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