Sartre contre Camus : la guerre des deux a toujours lieu
Hubert Védrine, expert en géopolitique nous livre, cette fois-ci, un petit livre très personnel sur son auteur de cœur, « Camus, notre rempart »
Des livres sur Camus, il y en a eu beaucoup. Happé par les mots méditerranéens de Camus. Hubert Védrine est saisi « par ce moment de beauté, de langue pure et claire, de sensualité hellénique et panthéiste ». Un parcours commencé par la lecture des Noces, de l’Été et de l’Étranger, lu par Camus à la radio, en 1957, qui l’ont bouleversé, comme sa mort, trois ans plus tard, et accompagné toute sa vie.
Hubert Védrine est un lecteur. Un grand nombre d’écrivains dont il parle, de René Char à Jean Lacouture, de Regis Debray à Jean Daniel sont ou furent ses amis. Sans oublier François Mitterrand avec qui il a longtemps travaillé : la littérature était toujours là, présente dans leurs échanges, mais Camus reste au centre, il est le fil directeur : Védrine en parle bien et il nous le fait parfois découvrir en raison des liens étroits qu’il a nourris avec Catherine Camus et Marie-Claude Char.
Et puis, il y a la controverse avec Sartre, au moment de la parution en 1952 de « l’Homme révolté ». Camus prend parti contre la violence et le communisme ; il récuse la révolte qui ne justifie pas tout. Le livre est étrillé par les Temps modernes sous la plume de Francis Jeanson. C’est la rupture. « Sartre excommunie l’œuvre après avoir excommunié l’homme », écrit Olivier Todd. Une controverse majeure qui crée un clivage durable et reste toujours d’actualité.
Sur ce sujet, je diverge clairement avec Hubert Védrine, si l’on me permet cette réflexion personnelle. À 15 ans, en 1961, beaucoup de jeunes gens, dont je faisais partie, construisaient leur conscience politique avec la guerre d’Algérie. L’indépendance de celle-ci, combat majeur et déterminant fut pour moi le révélateur de mon engagement à gauche. Les prises de position de Sartre, les livres de Frantz Fanon, malgré leurs excès, traçaient une ligne claire d’opposition aux partisans de l’Algérie française, à la droite, à l’OAS.
Les nouvelles de Sartre, le Mur ou L’enfance d’un chef, son théâtre et surtout sa philosophie, m’ont bien plus marqué que les romans de Camus, qui m’apparaissait bien mou, ambigu, et ne répondait pas à ma demande de radicalité.
Il est de bon ton aujourd’hui de critiquer sévèrement Sartre, ou pire, de l’oublier. Quelle erreur ! Védrine n’échappe pas à la règle, et joint sa voix à ceux qui fustigent ce chantre de la liberté et de la responsabilité qu’était Sartre. Certes, il s’est trompé, comme d’autres, sur le communisme et le maoïsme. Et pendant la guerre d’Algérie, Camus a été plus conséquent que Sartre. Mais sans lui, vilipendée aujourd’hui, la gauche n’aurait jamais pu convaincre toute une génération de la nécessité de l’engagement. Faire et, en faisant, se faire.
Dans le dernier chapitre du livre, Hubert Védrine s’interroge sur la postérité de Camus et surtout ses réactions sur ce qu’il penserait aujourd’hui. Exercice bien difficile, soixante ans après sa mort, même si la vision idéalisée de l’Europe dès 1945 et ses prises de position sur l’absurde peuvent paraître d’une brûlante actualité, comme son hymne à la beauté de la nature. Un grand écrivain, sûrement, un humaniste et un théoricien brillant de l’absurdité du monde, un maître à penser ? Plus discutable.
Védrine a toujours défendu la réalpolitique entre États, critiquant idéalisme et utopisme, prônant l’éthique de responsabilité contre l’éthique de conviction, la défense des intérêts contre la proclamation des valeurs : un paradoxe pour celui qui fait de Camus son rempart.