Séisme au Maroc : un désastre très politique

par Laurent Joffrin |  publié le 10/09/2023

Le terrible bilan humain du séisme d’Al Haouz a aussi des causes sociales qui interpellent la monarchie marocaine

Villa de montagne à Tafeghaghte,, sud-est de Marrakech - Photo Fadel SENNA / AFP

On le sait : les catastrophes naturelles ne sont pas seulement le résultat des caprices meurtriers de la nature ; elles sont aussi des phénomènes sociaux et politiques. Selon le niveau de développement des nations concernées, selon l’amplitude de leurs inégalités sociales, selon la nature du régime politique, elles tuent plus ou moins de personnes.

Un seul exemple : la comparaison entre le séisme de 2010 à Haïti, un des « pays les moins avancés » (PMA), et celui de 2011 à Fukushima au Japon, « pays développé ». Avec une magnitude de 7 contre 9, celui d’Haïti était 1 000 fois moins puissant que celui du Japon (rappelons que l’échelle de Richter est exponentielle et non linéaire), mais il a causé environ 14 fois plus de victimes (230 000 morts contre 16 000), notamment à cause de la fragilité des infrastructures et du faible degré de prévention.

L’ONG GeoHazards International estime que, durant les dernières décennies, les pays riches ont réduit la mortalité attribuée aux tremblements de terre dix fois plus vite que les pays pauvres.

90 % des morts lors des séismes dans le monde sont des habitants des pays pauvres

ONG GeoHazards International

« Les « performances » des pays pauvres sont bien différentes, ajoute-t-elle. Un peu plus d’un tiers des tremblements de terre sévères des quatre dernières décennies (21 sur 57) y ont résulté en un bilan humain de plus de 1 000 morts. L’écart avec les pays riches s’est creusé depuis 2001 : alors que seulement 19 % des tremblements de terre dans le monde ont provoqué plus de 1 000 morts, 90 % de ces derniers ont touché des pays pauvres. »

Le séisme qui a frappé samedi la région de Marrakech n’échappe pas à la règle. Contrairement à un discours ambiant, il ne procède pas seulement de la fatalité, autrement dit de l’implacable répartition des failles sismiques sur la planète. Il met en cause, aussi bien, les défaillances de la monarchie marocaine.

Le bilan humain du tremblement de terre qui a frappé la province d’Al Haouz, la partie à dominante rurale de la région de Marrakech-Safi, dépasse maintenant les 2000 morts, ce qui le place dans la sinistre catégorie des « séismes sévères ».

Avec une force de 7 sur l’échelle de Richter, la secousse dépasse en intensité le séisme historique d’Agadir en 1960, qui avait causé la mort de plus de 12 000 personnes pour une intensité de 5,7, pour la raison essentielle que son épicentre était situé au cœur de l’agglomération urbaine, tandis que celui d’Al Haouz a touché en priorité une zone montagneuse et rurale nettement moins peuplée.

Toutes les constructions modernes obéissent aux règles antisismiques pour résister aux tremblements de terre [sauf pour ] les paysans, souvent pauvres et non informés des risques de séisme. »

Tahar Ben Jelloun

Il n’empêche : dans l’alourdissement tragique des pertes humaines, les injustices inhérentes à la société marocaine et les tares de son régime politique ont joué leur rôle. Tahar Ben Jelloun, écrivain franco-marocain, a été le premier à mettre en lumière cet aspect du désastre. « Depuis 1960, écrit-il dans Le Point, toutes les constructions modernes obéissent aux règles antisismiques pour résister aux tremblements de terre. Ces précautions n’ont cependant pas été respectées par les paysans, souvent pauvres et non informés des risques de séisme. »

Cette disparité ne découle pas seulement du fatalisme inhérent aux sociétés paysannes, qui les conduirait à construire leurs maisons hors de toute norme. Elle ne tient pas seulement aux failles sismiques, mais aussi aux failles de la politique d’État.

Il ne s’agit pas de dresser le sempiternel réquisitoire contre « notre ami le roi », en l’occurrence Mohammed VI (dit M6), qui a le mérite de garantir la relative stabilité politique de son royaume, de pratiquer une forme limitée, mais réelle de démocratie et de se soucier du développement de son pays, dont le taux de croissance est très honorable et dont les équipements sociaux et éducatifs s’améliorent.

En dépit de progrès réels, le Maroc demeure le pays le plus inégalitaire du Maghreb

Mais il reste, en dépit de ces progrès réels, que le Maroc demeure le pays le plus inégalitaire du Maghreb, que sa structure de classe demeure fortement hiérarchique et inégalitaire, que ses disparités territoriales, entre nord et sud, entre villes et campagnes, sont toujours béantes.

Dans ces conditions de pauvreté ancestrale, les populations misérables des zones montagneuses et rurales ont recouru pour leur maison à des techniques architecturales à bas coût, dont la vulnérabilité aux secousses telluriques est très supérieure. On incrimine leur manque de lucidité. Mais il faut aussitôt préciser que les taux d’instruction scolaire, par la faute de l’État, sont très inférieurs dans ces zones délaissées à ce qu’ils sont en ville, disparité qui s’ajoute bien sûr aux inégalités de revenu.

En mars dernier, le magazine Tel Quel interpellait les pouvoirs publics sur la vulnérabilité des constructions dans le zones pauvres du Maroc

Aussi bien, leur équipement en personnel médical et hospitalier sont nettement plus faibles, ce qui amoindrit leur capacité à secourir des personnes ensevelies et à soigner les blessés. Le magazine progressiste marocain Tel Quel ne disait pas autre chose, en mars dernier, en interpellant les pouvoirs publics sur la vulnérabilité des constructions dans le zones pauvres du Maroc.

Ces tares bien connues de la société marocaine étant rappelées, comment ne pas mettre en rapport le bilan du séisme et la connivence historique de la monarchie chérifienne avec les classes dirigeantes du royaume qui maintiennent dans le royaume un niveau excessif d’inégalités sociales ?

« Notre ami » M6 représente sans doute un moindre mal quand on compare sa politique à celle de tant de pays d’Afrique. Mais la tragédie d’Al Haouz devrait être pour lui, commandeur des croyants, l’occasion d’un examen de conscience.

Laurent Joffrin