Série : Bolloré contre la République (1/5)
On croit que le patron du groupe Bolloré est un financier et un industriel. Non : c’est désormais un homme politique et l’un des plus influents de France. Démonstration en cinq points. Aujourd’hui : l’ogre de bénitier
Un complot ? Une offensive subreptice et oblique ? Un réseau secret à l’assaut de la République ? Pas du tout : l’action de Vincent Bolloré, puissant propriétaire du groupe du même nom, catholique breton traditionaliste, patron d’un empire médiatique qui ne cesse de croître, se déroule au grand jour, sans ambages ni fioritures. Rien que de très légal et, au fond, et de franc par sa brutalité même.
Mais offensive antirépublicaine, néanmoins. Comment cela ? Par la promotion systématique, volontaire, consciente, d’idées qui viennent à chaque fois écorner les valeurs républicaines et laïques, au nom d’une vision réactionnaire de l’avenir du pays. Un projet politique où le seul môle de résistance à la décadence supposée de la belle France, gangrénée par l’islamisme, la « bien-pensance » et « l’islamo-gauchisme », est constitué par une religion catholique dans sa version intégriste, qui doit retrouver son impérieuse influence sur les affaires publiques.
C’est Vincent Beaufils, longtemps directeur du magazine Challenges, auteur d’un excellent livre sur la saga Bolloré, qui en donne le résumé le plus clair. Le milliardaire breton, explique-t-il, a choisi « une pratique traditionnelle de la religion, héritée des offices et des pardons de sa jeunesse en Bretagne, quand il passait ses étés entre Ergué-Gabéric et Beg-Meil ». Et de citer cette confidence de Bolloré à un autre industriel : « Le pays est foutu et il n’y a qu’une force qui peut contrer cela, c’est l’Église ». Mais pas n’importe quelle
Église. Pour Jean-Louis Bourlanges, député Modem, fin connaisseur de la vie politique, il s’agit de donner la parole à « cette France traditionnelle catholique et bourgeoise saisie de rage et d’effroi par l’avènement d’un monde qui la marginalise et prétend effacer tous ses repères politiques et religieux ». Pour ses proches, il pense au fond de lui-même qu’il ne faut pas « laisser la France aux islamistes » et qu’il y a « un problème majeur avec l’invasion migratoire ». Avec cette confession finale de Bolloré, livrée en petit comité : « Je me sers des médias pour mener mon combat civilisationnel ». Limpide, non ?
Dans cette entreprise de sauvetage, Vincent Bolloré est épaulé par une sorte de directeur de conscience, avec qui il entretient des rapports fréquents et amicaux, l’abbé Gabriel Grimaud, prêtre tradi sans paroisse (dixit le Canard enchaîné), qui anime des associations et s’occupe de « l’éveil spirituel » des jeunes filles de la Légion d’honneur.
En 2013, Bolloré a acheté un domaine près du Parc des Princes pour y loger une « Fondation de la 2ème chance » confiée à l’abbé Grimaud et à l’association Mater Amoris, fondée par ce prêtre qui ne goûte guère le pontificat du pape François. Il l’a aussi chargé d’écrire dans ses journaux et de jouer les éminences grises auprès des chaînes qu’il contrôle.
C’est ainsi que CNews a confié depuis plusieurs années une tranche de télé aux tradis de l’Église, avec l’émission En quête d’esprit où se déploie semaine après semaine la vision bolloréenne du catholicisme. L’animation en é été confiée à Aymeric Pourbaix, que le grand patron avait préalablement placé à la tête de l’hebdomadaire catho conservateur La France Catholique racheté en 2018.
On dira que le courant conservateur du catholicisme a bien quelque légitimité à diffuser sa parole, à l’instar des autres sensibilités politiques ou religieuses. Certes. Mais la composition des plateaux et le choix des thèmes sont édifiants. Ainsi l’autre présentatrice d’En quête d’esprit, Véronique Jacquier, s’est-elle distinguée récemment par une vigoureuse défense de la colonisation de l’Algérie par la France ou encore en s’insurgeant contre « la dictature de l’émotion » pour répondre à ceux qui déploraient le bombardement d’une maternité de Marioupol par l’artillerie russe. Colonialiste et pro-russe, l’orientation est nette.
Anne Bernet, spécialiste des questions religieuses, qui vient souvent épauler les deux animateurs, est une ancienne collaboratrice de Minute, vieil hebdo de l’extrême-droite française, et d’Aspects de la France, organe monarchiste et maurrassien. Benoît de Roeck, prêtre tradi de Perpignan, défend une version intégriste du culte catholique, par exemple en ressuscitant une procession destinée à faire revenir la pluie sur les campagnes environnantes frappées par la sécheresse.
L’émission consacre encore une heure à la procédure en canonisation de Jérôme Lejeune, ancien président de l’association Laissez-les-Vivre, figure révérée de la mouvance intégriste, avec longue interview de son actuel président, Jean-Marie Le Méné, magistrat de haut vol, chroniqueur sur Radio-Courtoisie et boulevard Voltaire, deux organes très proches de l’extrême-droite. Et le reste à l’avenant…
Pourquoi s’attarder sur cette émission à l’audience somme toute modeste ? Parce qu’elle contient le noyau dur de l’entreprise politique de Bolloré, qui permet de comprendre l’ensemble de son action, qui guide son intervention insistante dans tous les médias qu’il contrôle. Une action antirépublicaine ? Elle l’est de toute évidence, même s’il ne s’agit en rien d’une entreprise factieuse ou subversive. Plutôt une attaque incessante, au grand jour, contre les principes qui forment le socle de la vie commune.
La liberté ? Elle est source de décadence des mœurs et de désagrégation de la société : il faut s’en méfier. L’égalité ? C’est une funeste utopie, il faut revenir à la tradition, qui prône une vision organique de la vie sociale, où chacun reste à sa place et remplit les devoirs que lui impose l’héritage immémorial de la France catholique.La fraternité ? Elle est restreinte, par construction aux « Français de souche » ou aux « assimilés ». Les autres, les musulmans surtout, accusés de menées invasives, n’ont droit qu’à une suspicion de principe, une surveillance de chaque instant et une dénonciation permanente.
La laïcité ? Elle peut être utile contre l’islam. Mais dans son principe, elle est pernicieuse. Elle a mis fin à la place éminente que tenait l’ancienne Église dans la vie du pays, à son influence traditionnelle sur les affaires publiques. Cette influence doit être restaurée, notamment grâce à l’action des mouvements que Bolloré a décidé de soutenir dans ses médias, la Manif pour tous, les Veilleurs, les associations anti-avortement, les innombrables chapelles liées à l’extrême-droite qui défendent une vision fondamentaliste du catholicisme et dont les porte-parole se relaient sur les plateaux.
Tel est donc le cœur de l’offensive, son noyau dur et sa justification. Bien entendu, elle ne se limite pas au champ religieux. Elle se prolonge depuis des années dans la vie politique, par des avatars divers qu’il faut aussi décrire.
À lire la suite : Bolloré contre la République 2/5