Série : Bolloré contre la République (3/5)

par Laurent Joffrin |  publié le 03/10/2023

On croit que le patron du groupe Bolloré est un financier et un industriel. Non : c’est désormais un homme politique et l’un des plus influents de France. Démonstration en cinq points. Aujourd’hui : le croisé des médias

Le président du conseil de surveillance du groupe de médias français Vivendi Vincent Bolloré lors d'une assemblée générale de Vivendi - Photo ERIC PIERMONT / AFP

Les milliardaires dans les médias : un danger ? Oui, mais à des degrés divers. L’idéal consiste bien sûr à conjuguer indépendance économique et autonomie des rédactions. Dans ce cas, nulle interférence dans le travail des journalistes qui agissent librement et n’ont d’autre contrainte que leurs propres convictions – ou leurs propres préjugés. L’indépendance n’est pas l’objectivité, mais elle assure la liberté. C’est le cas du Canard enchaîné ou de Médiapart, qui refusent, de surcroît, toute publicité.

Mais les autres médias, écrits ou audiovisuels, dépendent tous d’actionnaires privés qui leur fournissent les moyens de vivre en ayant la haute main sur leur gestion, leurs finances et leur capital. Xavier Niel, Bernard Arnault, Patrick Drahi, Martin Bouygues, Daniel Kretinsky et quelques autres, tous ont investi dans les médias les picaillons gagnés dans leur activité d’origine.

Alors pourquoi pas Bolloré ? Pour une raison fort simple : la plupart du temps, les propriétaires de médias évitent d’intervenir directement, au jour le jour, dans le contenu de leurs journaux ou de leurs chaînes de télévision. Certaines par calcul : s’adressant à un public très large, ils ne souhaitent pas donner à leur média une couleur trop affirmée (même si elle penche globalement vers un libéralo-conservatisme de bon teint). S’agissant de l’information, ils savent aussi que les rédactions travaillent mieux quand elles disposent d’une large autonomie, gagnant ainsi une crédibilité auprès du public, condition de la réussite.

D’autres s’abstiennent d’intervenir par nécessité : les journaux qu’ils possèdent ont une tradition d’indépendance et sont dotés de chartes contraignantes qui garantissent leur autonomie, par exemple en conférant aux rédactions un droit de veto sur la nomination de la directrice ou du directeur de la rédaction. L’interférence directe du propriétaire causerait aussitôt un scandale nuisible à l’entreprise. C’est le cas du Monde, de Libération, des Échos, de l’Obs et de quelques autres.  Le système n’est pas parfait, loin de là, mais il laisse aux journalistes une indéniable liberté.

Sauf chez Bolloré : là est le problème. Le magnat breton considère que le propriétaire d’un média n’a aucune obligation d’intérêt public, qu’il est chez lui dans son entreprise et qu’il agit donc comme bon lui semble. Chose très légale, il faut le reconnaître, mais qui tranche avec la retenue de ses homologues des autres groupes.

Bolloré surveille minutieusement les grilles de programme, s’entoure d’hommes ou de femmes liges, change un logo, déprogramme une émission, écarte un présentateur, impose tel ou telle journaliste, modifie la une d’un journal ou censure un article qui lui déplaît ou bien qui pourrait le gêner dans ses autres affaires. Il est propriétaire, mais aussi programmateur, censeur, éditorialiste de l’ombre, critique littéraire en coulisse ou directeur de conscience surplombant ses entreprises, à la fois maître Jacques et maître absolu.  

Il a commencé par créer ses propres médias, Direct 8, Direct Matin, organes généralistes montés de toutes pièces à coups de déficits abyssaux, sans grand prestige ni audience. Expérience malheureuse. La chaîne Direct 8 n’a jamais décollé et elle a même reçu le « Gérard » de la plus mauvaise chaîne du PAF. Quelques années plus tard, elle était revendue et remodelée sur une ligne strictement commerciale. Changement de stratégie, donc : plutôt que de s’échiner à lancer de nouveaux médias, mieux vaut acheter ceux qui existent. On gagne du temps…

C’est ainsi que s’est mis en place un scénario désormais bien rodé : Vincent Bolloré fait irruption au capital. Il exige un changement de ligne. Les journalistes s’insurgent, ils pétitionnent, se mettent en grève, alertent l’opinion.

En vain : la loi n’est pas pour eux. Vincent Bolloré leur propose alors des indemnités plutôt généreuses et ils sont presque tous remplacés par de nouvelles équipes qui acceptent – il faut bien vivre-  les règles du groupe. Ainsi furent pris d’assaut Canal Plus puis le groupe Lagardère, rapidement dépouillée de son impertinence, I-Télé devenue CNews, Paris-Match bientôt droitisé, ou le JDD bientôt extrême-droitisé.

Au bout du compte : un vaste groupe de médias jusque-là plutôt ouverts et pluralistes (quoique rarement de gauche…), désormais soumis à une ligne politico-religieuse plus ou moins affirmée, plus ou moins visible, mais tout sauf républicaine. Il y a plusieurs partis d’extrême-droite en France, le RN, Reconquête, Debout la France, etc. Mais on oublie toujours de citer le principal : le groupe Bolloré.

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Laurent Joffrin