Série : Bolloré contre la République (5/5)
On croit que le patron du groupe Bolloré est un financier et un industriel. Non : c’est désormais un homme politique et l’un des plus influents de France. Démonstration en cinq points. Aujourd’hui : Comment lutter ?
Vincent Bolloré, comme on l’a abondamment montré, est devenu le principal leader de l’extrême-droite en France, même s’il reste discret et n’occupe aucune fonction élective. Comment le contrer ? Par le débat d’idées, en premier lieu : dès lors que le milliardaire respecte les lois, on ne voit guère d’autre moyen légitime.
On est donc renvoyé au combat général contre l’extrême-droite, qui suppose une réfutation serrée de ses thèses et, surtout, la solution des problèmes qui leur permet de prospérer : le sentiment d’abandon répandu au sein des classes populaires, les injustices qui les frappent, l’insécurité qui se concentre sur elles, la concentration d’immigrés pauvres dans certains quartiers, génératrices de divers maux sociaux.
En revanche, les méthodes dont use Bolloré pour diriger et étendre son empire médiatique appellent une réponse législative, d’autant qu’il n’est pas le seul à les utiliser. Il s’agit d’une question plus générale, qui doit être envisagée à l’échelle du système médiatique en général, et non à partir de son seul cas. Rien ne serait plus contre-productif que de proposer une « loi Bolloré » taillée sur mesure, laquelle susciterait aussitôt une levée de boucliers justifiée contre l’intervention de l’État dans le monde de l’information.
La question est bien plus vaste et suppose une réflexion globale, tel qu’elle s’engage dans le cadre des États généraux de l’information qui doivent se pencher pendant six mois sur les voies et moyens d’une réforme du cadre législatif qui préside à l’évolution des médias en France.
Il s’agit d’abord du « modèle économique » qui régit ces entreprises. Depuis vingt ans, la révolution numérique ne cesse de les bousculer. Tout en décuplant de manière fascinante la circulation des idées et des informations, les grandes plates-formes ont déséquilibré le système.
Le prix de l’information pour le lecteur s’est effondré (alors que son coût restait élevé), ce qui a plongé les journaux imprimés dans une crise structurelle, les obligeant à faire appel à des investisseurs fortunés pour survivre ; les GAFAM ont aussi attiré à eux l’essentiel de la manne publicitaire qui abondait auparavant le chiffre d’affaires des organes d’information.
Or cette réussite repose en grande partie sur l’exploitation gratuite des articles produits à grands frais par les équipes rédactionnelles des journaux. L’instauration de « droits voisins » à l’échelle européenne commence à corriger cette asymétrie. Les États généraux doivent vérifier que la réforme profite bien aux entreprises de presse et proposer, si besoin, une amélioration du nouveau cadre législatif.
Il s’agit ensuite du fonctionnement interne des organes d’information. Sur ce point, l’objectif est clair : consacrer les droits des communautés rédactionnelles, qui doivent gagner ou conserver leur autonomie face au pouvoir des actionnaires des médias. Non pour « prendre le pouvoir », mais pour assurer le respect des règles élémentaires du journalisme dans la production de l’information.
L’idée n’a rien d’abstrait : cet équilibre est assuré dans plusieurs grands journaux (Le Monde, La Croix, les Échos…) dont le fonctionnement est régi par une charte qui vaut pacte commun entre journalistes et actionnaires. Cette charte prévoit notamment que la nomination du directeur de l’information est soumise à un vote de l’équipe rédactionnelle.
C’est là que l’on rejoint le cas Bolloré. Une telle charte eût-elle existé au Journal du Dimanche que l’arraisonnement du titre par le milliardaire, rejeté par 90 % des journalistes, eût été impossible. Vincent Bolloré, pour disposer d’un organe d’information à sa main, a tout loisir de créer de nouveaux journaux ou de nouvelles chaînes de télévision. En revanche, il aurait été empêché de prendre d’assaut tel ou tel titre existant pour en détourner l’orientation.
Ce sera l’une des grandes batailles des États généraux : rééquilibrer l’architecture des pouvoirs au sein des entreprises d’information. La plupart des patrons de presse s’y opposeront avec énergie : il faudra trancher dans le vif. À cette aune, on jugera de la volonté réelle du gouvernement de démocratiser les médias en France.
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