Série complète : notre enquête sur Bolloré
On croit que le patron du groupe Bolloré est un financier et un industriel. Non : c’est désormais un homme politique et l’un des plus influents de France. Démonstration en cinq points, à retrouver dans notre enquête en cinq volets.
1/ L’ogre de bénitier
Un complot ? Une offensive subreptice et oblique ? Un réseau secret à l’assaut de la République ? Pas du tout : l’action de Vincent Bolloré, puissant propriétaire du groupe du même nom, catholique breton traditionaliste, patron d’un empire médiatique qui ne cesse de croître, se déroule au grand jour, sans ambages ni fioritures. Rien que de très légal et, au fond, et de franc par sa brutalité même.
Mais offensive antirépublicaine, néanmoins. Comment cela ? Par la promotion systématique, volontaire, consciente, d’idées qui viennent à chaque fois écorner les valeurs républicaines et laïques, au nom d’une vision réactionnaire de l’avenir du pays. Un projet politique où le seul môle de résistance à la décadence supposée de la belle France, gangrénée par l’islamisme, la « bien-pensance » et « l’islamo-gauchisme », est constitué par une religion catholique dans sa version intégriste, qui doit retrouver son impérieuse influence sur les affaires publiques.
C’est Vincent Beaufils, longtemps directeur du magazine Challenges, auteur d’un excellent livre sur la saga Bolloré, qui en donne le résumé le plus clair. Le milliardaire breton, explique-t-il, a choisi « une pratique traditionnelle de la religion, héritée des offices et des pardons de sa jeunesse en Bretagne, quand il passait ses étés entre Ergué-Gabéric et Beg-Meil ». Et de citer cette confidence de Bolloré à un autre industriel : « Le pays est foutu et il n’y a qu’une force qui peut contrer cela, c’est l’Église ». Mais pas n’importe quelle Église.
« Je me sers des médias pour mener mon combat civilisationnel ».
Vincent Bolloré
Pour Jean-Louis Bourlanges, député Modem, fin connaisseur de la vie politique, il s’agit de donner la parole à « cette France traditionnelle catholique et bourgeoise saisie de rage et d’effroi par l’avènement d’un monde qui la marginalise et prétend effacer tous ses repères politiques et religieux ». Pour ses proches, il pense au fond de lui-même qu’il ne faut pas « laisser la France aux islamistes » et qu’il y a « un problème majeur avec l’invasion migratoire ». Avec cette confession finale de Bolloré, livrée en petit comité : « Je me sers des médias pour mener mon combat civilisationnel ». Limpide, non ?
Dans cette entreprise de sauvetage, Vincent Bolloré est épaulé par une sorte de directeur de conscience, avec qui il entretient des rapports fréquents et amicaux, l’abbé Gabriel Grimaud, prêtre tradi sans paroisse (dixit le Canard enchaîné), qui anime des associations et s’occupe de « l’éveil spirituel » des jeunes filles de la Légion d’honneur.
En 2013, Bolloré a acheté un domaine près du Parc des Princes pour y loger une « Fondation de la 2ème chance » confiée à l’abbé Grimaud et à l’association Mater Amoris, fondée par ce prêtre qui ne goûte guère le pontificat du pape François. Il l’a aussi chargé d’écrire dans ses journaux et de jouer les éminences grises auprès des chaînes qu’il contrôle.
C’est ainsi que CNews a confié depuis plusieurs années une tranche de télé aux tradis de l’Église, avec l’émission En quête d’esprit où se déploie semaine après semaine la vision bolloréenne du catholicisme. L’animation en é été confiée à Aymeric Pourbaix, que le grand patron avait préalablement placé à la tête de l’hebdomadaire catho conservateur La France Catholique racheté en 2018.
Une vigoureuse défense de la colonisation de l’Algérie par la France
On dira que le courant conservateur du catholicisme a bien quelque légitimité à diffuser sa parole, à l’instar des autres sensibilités politiques ou religieuses. Certes. Mais la composition des plateaux et le choix des thèmes sont édifiants. Ainsi l’autre présentatrice d’En quête d’esprit, Véronique Jacquier, s’est-elle distinguée récemment par une vigoureuse défense de la colonisation de l’Algérie par la France ou encore en s’insurgeant contre « la dictature de l’émotion » pour répondre à ceux qui déploraient le bombardement d’une maternité de Marioupol par l’artillerie russe. Colonialiste et pro-russe, l’orientation est nette.
Anne Bernet, spécialiste des questions religieuses, qui vient souvent épauler les deux animateurs, est une ancienne collaboratrice de Minute, vieil hebdo de l’extrême-droite française, et d’Aspects de la France, organe monarchiste et maurrassien. Benoît de Roeck, prêtre tradi de Perpignan, défend une version intégriste du culte catholique, par exemple en ressuscitant une procession destinée à faire revenir la pluie sur les campagnes environnantes frappées par la sécheresse.
L’émission consacre encore une heure à la procédure en canonisation de Jérôme Lejeune, ancien président de l’association Laissez-les-Vivre, figure révérée de la mouvance intégriste, avec longue interview de son actuel président, Jean-Marie Le Méné, magistrat de haut vol, chroniqueur sur Radio-Courtoisie et boulevard Voltaire, deux organes très proches de l’extrême-droite. Et le reste à l’avenant…
La liberté ? Elle est source de décadence des mœurs et de désagrégation de la société
Pourquoi s’attarder sur cette émission à l’audience somme toute modeste ? Parce qu’elle contient le noyau dur de l’entreprise politique de Bolloré, qui permet de comprendre l’ensemble de son action, qui guide son intervention insistante dans tous les médias qu’il contrôle. Une action antirépublicaine ? Elle l’est de toute évidence, même s’il ne s’agit en rien d’une entreprise factieuse ou subversive. Plutôt une attaque incessante, au grand jour, contre les principes qui forment le socle de la vie commune.
La liberté ? Elle est source de décadence des mœurs et de désagrégation de la société : il faut s’en méfier. L’égalité ? C’est une funeste utopie, il faut revenir à la tradition, qui prône une vision organique de la vie sociale, où chacun reste à sa place et remplit les devoirs que lui impose l’héritage immémorial de la France catholique.La fraternité ? Elle est restreinte, par construction aux « Français de souche » ou aux « assimilés ». Les autres, les musulmans surtout, accusés de menées invasives, n’ont droit qu’à une suspicion de principe, une surveillance de chaque instant et une dénonciation permanente.
La laïcité ? Elle peut être utile contre l’islam. Mais dans son principe, elle est pernicieuse. Elle a mis fin à la place éminente que tenait l’ancienne Église dans la vie du pays, à son influence traditionnelle sur les affaires publiques. Cette influence doit être restaurée, notamment grâce à l’action des mouvements que Bolloré a décidé de soutenir dans ses médias, la Manif pour tous, les Veilleurs, les associations anti-avortement, les innombrables chapelles liées à l’extrême-droite qui défendent une vision fondamentaliste du catholicisme et dont les porte-parole se relaient sur les plateaux.
Tel est donc le cœur de l’offensive, son noyau dur et sa justification. Bien entendu, elle ne se limite pas au champ religieux. Elle se prolonge depuis des années dans la vie politique, par des avatars divers qu’il faut aussi décrire.
2/ L’opération Zemmour
Consigne donnée à Paris-Match, Europe1, CNews et dans quelques autres dépendances de l’empire bolloréen : parlant de Marine Le Pen ou d’Éric Zemmour, on ne dira plus « extrême-droite » mais «droite » ou, à la rigueur « droite nationale ».
Comme le chantait France Gall, c’est peut-être un détail pour vous, mais pour tout analyste de la vie politique, ça veut dire beaucoup. D’abord que cet empire, au vrai, est géré comme un parti politique : consignes générales, éléments de langage, doctrine commune et candidats aux élections qu’il faut s’efforcer d’imposer dans le paysage selon la dénomination qui leur convient.
Ensuite que la bataille culturelle et politique engagée par « Vincent tout-puissant » est longuement pensée et minutieuse. Imposer « droite » à la place « d’extrême-droite », c’est évidemment contribuer à la campagne de « dédiabolisation » menée d’abord par le RN, ensuite, sur un mode différent, par Reconquête, le parti d’Éric Zemmour. C’est surtout banaliser, dans le débat public des idées, des propositions, des raisonnements qui faisaient autrefois scandale et infligeaient à leurs promoteurs une image sulfureuse qui faisait fuir les électeurs modérés.
Ainsi a été montée l’opération Zemmour. Écarté du service public, puis de RTL pour ses dérapages incessants, confiné sur Paris-Première, chaîne payante à la moindre audience, le polémiste atterrit chez Bolloré le 14 octobre 2019, dans une nouvelle émission, Face à l’Info, du lundi au jeudi, de 19 h à 20 h sur CNews. A priori, c’est surtout une affaire d’audimat. CNews multiplie par trois son score lors de sa première intervention, puis réussit à dépasser les autres chaînes d’info sur ce créneau horaire.
« Ce n’est pas aux patrons de presse de décider qui doit être président de la République ».
Marine Le Pen
Mais un an plus tard, l’affaire prend un tour nettement politique. En coulisse, le roi des audiences commence à préparer sa candidature à la présidentielle. Bolloré est-il dans la confidence ? On ne sait avec certitude, même si la probabilité est forte. Toujours est-il que l’émission continue jusqu’au 8 septembre 2021, quand Éric Zemmour officialise sa candidature.
Après cette date, son absence est toute relative : la chaîne suit pas à pas sa campagne et lui réserve une large place sur l’antenne. À tel point que le 1er décembre suivant, Marine Le Pen, sur France Inter, se plaint amèrement de ce qu’elle tient pour un traitement de faveur. « M. Bolloré, lance-t-elle, doit comprendre que ce n’est pas aux patrons de presse de décider qui doit être président de la République ».
On dira, bien sûr, qu’une chaîne privée a bien le droit d’afficher ses préférences politiques, dès lors qu’elle n’enfreint pas les règles de pluralisme édictées par l’ARCOM, le gendarme des médias. Et surtout que Reconquête est un parti légal, qui présente, dans les règles républicaines, un candidat à la présidentielle. Circulez, il n’y a rien à redire ? Oui et non. Zemmour a le droit de concourir et de s’exprimer, évidemment. Mais on a le droit de lui répondre et de montrer, par la simple analyse de ses discours, que sa campagne est, de toute évidence, dirigée contre les valeurs de la République.
« Vive la République ! Et, surtout, vive la France ! »
Éric Zemmour
Autre point de détail, fort significatif. À la fin de ses discours, le candidat d’extrême-droite, comme les autres, s’exclame « Vive la République, vive la France ! ». Mais pas exactement… Il dit en fait : « Vive la République ! Et, surtout, vive la France ! ». L’ajout veut tout dire : ce qui compte pour lui, c’est la France, la France éternelle aux racines chrétiennes et aux « quarante rois » qui ont fait le pays.
La République, il n’est pas difficile de le comprendre, est un régime politique plus qu’une composante essentielle de la nation, un régime particulier, transitoire, qui pèse peu face à la force de l’identité nationale selon Zemmour. Comme dans les textes canoniques de l’extrême-droite, c’est son avènement qui a déclenché la décadence française, ce sont ses lois qui autorisent « la submersion migratoire » menant au «grand remplacement », ce sont les traités internationaux qu’elle a signés qui ligotent les gouvernements et les empêchent d’exercer leur souveraineté en matière de frontières.
Zemmour, en fait, passe son temps à dénoncer « la tyrannie des juges », le pouvoir des instances indépendantes, françaises ou européennes, qui encadrent l’activité législative. Son objectif est officiel, clairement affirmé : se débarrasser de cet état de droit qui bride la souveraineté populaire et prive la nation de son libre arbitre. Or cet état de droit, patiemment construit depuis plus d’un siècle par les républicains de toutes obédiences, donne précisément son socle légal à l’exercice du pouvoir et à la protection des libertés publiques.
Zemmour, et derrière lui Bolloré, agissent dans le cadre de la République. Mais c’est pour mieux la miner de l’intérieur.
3/ Le croisé des médias
Les milliardaires dans les médias : un danger ? Oui, mais à des degrés divers. L’idéal consiste bien sûr à conjuguer indépendance économique et autonomie des rédactions. Dans ce cas, nulle interférence dans le travail des journalistes qui agissent librement et n’ont d’autre contrainte que leurs propres convictions – ou leurs propres préjugés. L’indépendance n’est pas l’objectivité, mais elle assure la liberté. C’est le cas du Canard enchaîné ou de Médiapart, qui refusent, de surcroît, toute publicité.
Mais les autres médias, écrits ou audiovisuels, dépendent tous d’actionnaires privés qui leur fournissent les moyens de vivre en ayant la haute main sur leur gestion, leurs finances et leur capital. Xavier Niel, Bernard Arnault, Patrick Drahi, Martin Bouygues, Daniel Kretinsky et quelques autres, tous ont investi dans les médias les picaillons gagnés dans leur activité d’origine.
Alors pourquoi pas Bolloré ? Pour une raison fort simple : la plupart du temps, les propriétaires de médias évitent d’intervenir directement, au jour le jour, dans le contenu de leurs journaux ou de leurs chaînes de télévision. Certaines par calcul : s’adressant à un public très large, ils ne souhaitent pas donner à leur média une couleur trop affirmée (même si elle penche globalement vers un libéralo-conservatisme de bon teint). S’agissant de l’information, ils savent aussi que les rédactions travaillent mieux quand elles disposent d’une large autonomie, gagnant ainsi une crédibilité auprès du public, condition de la réussite.
Bolloré surveille minutieusement les grilles de programme
D’autres s’abstiennent d’intervenir par nécessité : les journaux qu’ils possèdent ont une tradition d’indépendance et sont dotés de chartes contraignantes qui garantissent leur autonomie, par exemple en conférant aux rédactions un droit de veto sur la nomination de la directrice ou du directeur de la rédaction. L’interférence directe du propriétaire causerait aussitôt un scandale nuisible à l’entreprise. C’est le cas du Monde, de Libération, des Échos, de l’Obs et de quelques autres. Le système n’est pas parfait, loin de là, mais il laisse aux journalistes une indéniable liberté.
Sauf chez Bolloré : là est le problème. Le magnat breton considère que le propriétaire d’un média n’a aucune obligation d’intérêt public, qu’il est chez lui dans son entreprise et qu’il agit donc comme bon lui semble. Chose très légale, il faut le reconnaître, mais qui tranche avec la retenue de ses homologues des autres groupes.
Bolloré surveille minutieusement les grilles de programme, s’entoure d’hommes ou de femmes liges, change un logo, déprogramme une émission, écarte un présentateur, impose tel ou telle journaliste, modifie la une d’un journal ou censure un article qui lui déplaît ou bien qui pourrait le gêner dans ses autres affaires. Il est propriétaire, mais aussi programmateur, censeur, éditorialiste de l’ombre, critique littéraire en coulisse ou directeur de conscience surplombant ses entreprises, à la fois maître Jacques et maître absolu.
Un groupe de médias soumis à une ligne tout sauf républicaine
Il a commencé par créer ses propres médias, Direct 8, Direct Matin, organes généralistes montés de toutes pièces à coups de déficits abyssaux, sans grand prestige ni audience. Expérience malheureuse. La chaîne Direct 8 n’a jamais décollé et elle a même reçu le « Gérard » de la plus mauvaise chaîne du PAF. Quelques années plus tard, elle était revendue et remodelée sur une ligne strictement commerciale. Changement de stratégie, donc : plutôt que de s’échiner à lancer de nouveaux médias, mieux vaut acheter ceux qui existent. On gagne du temps…
C’est ainsi que s’est mis en place un scénario désormais bien rodé : Vincent Bolloré fait irruption au capital. Il exige un changement de ligne. Les journalistes s’insurgent, ils pétitionnent, se mettent en grève, alertent l’opinion.
En vain : la loi n’est pas pour eux. Vincent Bolloré leur propose alors des indemnités plutôt généreuses et ils sont presque tous remplacés par de nouvelles équipes qui acceptent – il faut bien vivre- les règles du groupe. Ainsi furent pris d’assaut Canal Plus puis le groupe Lagardère, rapidement dépouillée de son impertinence, I-Télé devenue CNews, Paris-Match bientôt droitisé, ou le JDD bientôt extrême-droitisé.
Au bout du compte : un vaste groupe de médias jusque-là plutôt ouverts et pluralistes (quoique rarement de gauche…), désormais soumis à une ligne politico-religieuse plus ou moins affirmée, plus ou moins visible, mais tout sauf républicaine. Il y a plusieurs partis d’extrême-droite en France, le RN, Reconquête, Debout la France, etc. Mais on oublie toujours de citer le principal : le groupe Bolloré.
4/ CNews date des années 30
Fable contemporaine et historique à la fois : parti de peu, un industriel à succès se hisse au niveau des grandes fortunes françaises et décide d’user de son argent pour influer sur la vie politique. Il met la main sur un média existant, plutôt élitiste, pour lui imposer une ligne très droitière ; il développe un autre média, populaire celui-là, pour diffuser les mêmes idées xénophobes et intolérantes auprès d’un public beaucoup plus large.
Avec force millions, il soutient les leaders d’extrême-droite promoteurs d’un discours antirépublicain. Du coup, beaucoup de commentateurs et d’analystes s’inquiètent de son imperium médiatique et voient en lui le capitaliste le plus influent de son époque, au service d’une idéologie nationaliste et traditionaliste.
L’interférence des grands industriels ne date pas d’hier
Le lecteur informé ne mettra pas longtemps à mettre un nom sur ce personnage : Vincent Bolloré. Eh bien non ! Ce magnat du capitalisme et de la presse s’appelle en fait François Coty, parfumeur du début du 20e siècle, homme d’argent d’influence au service de l’extrême-droite. Son histoire montre que l’interférence des grands industriels dans la vie politique ne date pas d’hier et que la saga Bolloré a des précédents, qui présentent les mêmes effets délétères.
Avant la guerre de 14-18, François Spoturno est un jeune corse exilé à Marseille, puis à Paris, préparateur en pharmacie, qui se découvre un don pour détecter et juger les harmonies olfactives. Formé à la parfumerie, à Grasse notamment, il crée sa propre entreprise, qui remporte rapidement un succès national. Il prend le nom de François Coty, plus commercial, et fait montre d’un talent de créateur et de vendeur hors du commun.
Il est l’un des premiers à prêter une attention minutieuse, non seulement à l’originalité du parfum, mais aussi à l’apparence des flacons qui les contiennent, tout comme au réseau de distribution qui les commercialise. Les parfums Coty se vendent dans tout le pays, touchant à la fois les élites et les classes moyennes, ce qui permet à leur fondateur de bâtir une immense fortune, l’une des premières de France.
Collectionneur, mécène, Coty bâtit des résidences princières, mène grand train, devenant l’un des capitalistes les plus en vue du pays tout en continuant de créer des parfums nouveaux et de surveiller de très près ses affaires.
Après la guerre, ce patriote fervent juge le pays en pleine déliquescence
Admirateur de Mussolini, gagné aux thèses antisémites, Coty achète Le Figaro
Après la guerre, ce patriote fervent juge le pays en pleine déliquescence, poussé vers l’abîme par un régime parlementaire inefficace et corrompu. Fort de ses réserves financières, il achète discrètement les actions du grand journal de la bourgeoisie française, Le Figaro en devient en quelques années son actionnaire majoritaire. Il en modernise le contenu et le fonctionnement, absorbe d’autres journaux pour renforcer le lectorat et, surtout, lui imprime une ligne politique nettement plus à droite.
Admirateur de Mussolini, gagné aux thèses antisémites, Coty milite, non pour un régime fasciste, mais pour une République plus autoritaire, xénophobe, fondé sur les valeurs traditionnelles de la religion et de la tradition.
Soucieux de toucher les classes populaires, il lance ensuite, à grands frais, un quotidien populaire, vendu au prix dérisoire de deux sous, L’Ami du Peuple, une sorte de CNews avant la lettre, dont il pousse la diffusion à près d’un million d’exemplaires. La « presse Coty » devient l’un des centres d’influence essentiels pour la diffusion des idées de l’extrême-droite des années trente, d’autant que le milliardaire n’hésite pas à financer directement les mouvements proches de ses idées, comme l’Action française de Charles Maurras ou bien le Faisceau de Georges Valois.
Anachronisme ? Oui et non. Coty soutenait des groupes antisémites, ouvertement fascistes, souvent factieux, qui allaient se distinguer lors de l’émeute antiparlementaire du 6 février 1934 et, pour une grande partie d’entre eux, dans la collaboration avec les nazis entre 1940 et 1944. Traditionnalistes, proches de l’extrême-droite contemporaine, les médias Bolloré sont, fort heureusement, loin des extrémités des années trente.
Vincent Bolloré voue par exemple un culte à son oncle qui a débarqué l’un des premiers le 6 juin 1944 avec les « commandos Kieffer », héros de la Libération. On se gardera donc de lui appliquer la rhétorique antifasciste, facilité militante qui affaiblit la critique de ses idées.
Mais, mutatis mutandis, qui ne voit, dans ce bref résumé de la saga Coty, une sorte d’original dont l’aventure Bolloré est une lointaine copie ?
5/ Comment lutter ?
Vincent Bolloré, comme on l’a abondamment montré, est devenu le principal leader de l’extrême-droite en France, même s’il reste discret et n’occupe aucune fonction élective. Comment le contrer ? Par le débat d’idées, en premier lieu : dès lors que le milliardaire respecte les lois, on ne voit guère d’autre moyen légitime.
On est donc renvoyé au combat général contre l’extrême-droite, qui suppose une réfutation serrée de ses thèses et, surtout, la solution des problèmes qui leur permet de prospérer : le sentiment d’abandon répandu au sein des classes populaires, les injustices qui les frappent, l’insécurité qui se concentre sur elles, la concentration d’immigrés pauvres dans certains quartiers, génératrices de divers maux sociaux.
Face aux méthodes de Bolloré, une réponse législative s’impose
En revanche, les méthodes dont use Bolloré pour diriger et étendre son empire médiatique appellent une réponse législative, d’autant qu’il n’est pas le seul à les utiliser. Il s’agit d’une question plus générale, qui doit être envisagée à l’échelle du système médiatique en général, et non à partir de son seul cas. Rien ne serait plus contre-productif que de proposer une « loi Bolloré » taillée sur mesure, laquelle susciterait aussitôt une levée de boucliers justifiée contre l’intervention de l’État dans le monde de l’information.
La question est bien plus vaste et suppose une réflexion globale, tel qu’elle s’engage dans le cadre des États généraux de l’information qui doivent se pencher pendant six mois sur les voies et moyens d’une réforme du cadre législatif qui préside à l’évolution des médias en France.
Il s’agit d’abord du « modèle économique » qui régit ces entreprises. Depuis vingt ans, la révolution numérique ne cesse de les bousculer. Tout en décuplant de manière fascinante la circulation des idées et des informations, les grandes plates-formes ont déséquilibré le système.
Le prix de l’information pour le lecteur s’est effondré (alors que son coût restait élevé), ce qui a plongé les journaux imprimés dans une crise structurelle, les obligeant à faire appel à des investisseurs fortunés pour survivre ; les GAFAM ont aussi attiré à eux l’essentiel de la manne publicitaire qui abondait auparavant le chiffre d’affaires des organes d’information.
Or cette réussite repose en grande partie sur l’exploitation gratuite des articles produits à grands frais par les équipes rédactionnelles des journaux. L’instauration de « droits voisins » à l’échelle européenne commence à corriger cette asymétrie. Les États généraux doivent vérifier que la réforme profite bien aux entreprises de presse et proposer, si besoin, une amélioration du nouveau cadre législatif.
Assurer le respect des règles élémentaires du journalisme
Il s’agit ensuite du fonctionnement interne des organes d’information. Sur ce point, l’objectif est clair : consacrer les droits des communautés rédactionnelles, qui doivent gagner ou conserver leur autonomie face au pouvoir des actionnaires des médias. Non pour « prendre le pouvoir », mais pour assurer le respect des règles élémentaires du journalisme dans la production de l’information.
L’idée n’a rien d’abstrait : cet équilibre est assuré dans plusieurs grands journaux (Le Monde, La Croix, les Échos…) dont le fonctionnement est régi par une charte qui vaut pacte commun entre journalistes et actionnaires. Cette charte prévoit notamment que la nomination du directeur de l’information est soumise à un vote de l’équipe rédactionnelle.
C’est là que l’on rejoint le cas Bolloré. Une telle charte eût-elle existé au Journal du Dimanche que l’arraisonnement du titre par le milliardaire, rejeté par 90 % des journalistes, eût été impossible. Vincent Bolloré, pour disposer d’un organe d’information à sa main, a tout loisir de créer de nouveaux journaux ou de nouvelles chaînes de télévision. En revanche, il aurait été empêché de prendre d’assaut tel ou tel titre existant pour en détourner l’orientation.
Ce sera l’une des grandes batailles des États généraux : rééquilibrer l’architecture des pouvoirs au sein des entreprises d’information. La plupart des patrons de presse s’y opposeront avec énergie : il faudra trancher dans le vif. À cette aune, on jugera de la volonté réelle du gouvernement de démocratiser les médias en France.