Si je t’oublie Odessa
Poutine n’a que faire de la grâce d’Odessa qu’il bombarde. En interdisant l’exportation des céréales, il réactive une peur ancestrale, celle de la grande famine
Je me rappelle Odessa, son théâtre baroque, ses avenues ombragées, les gens aux terrasses, les amoureux assis sur l’escalier Potemkine, les odeurs de l’immense marché Privoz, la brise de la mer Noire qui caressait les acacias, comme un air sauvage de liberté et de culture du bout d’un monde, l’Ukraine, le pays de nos frères slaves.
Nombreux sont ceux qui, sans se connaître, nourrissent une fascination pour cette ville au nom poétique prometteuse d’universel.
Fondée par Catherine II de Russie pour ouvrir la Russie au commerce avec l’Europe, Odessa a été édifiée par des exilés pourchassés qui ont trouvé là une terre multiculturelle, multireligieuse.
Il était si facile de s’y rendre et de s’y sentir heureux. Ses rues résonnaient de toutes les langues, ses écrivains puissants, comme Isaac Babel, en écrivaient la légende.
C’était avant la guerre, avant les barricades de sacs de sable, avant les missiles et l’odeur de brulé, odeur du gâchis et de la barbarie. Et cette nouvelle poussée de fièvre après la rupture, par la Russie, de l’accord qui la liait à l’Ukraine pour l’exportation de céréales vers le monde entier.
En toute logique guerrière, les missiles russes tombent à nouveau sur le port et le centre-ville d’Odessa, tuant ici des civils, détruisant là des immeubles. Comme cette nuit où une partie de la magnifique « Cathédrale de la transfiguration », vieille dame construite avec la ville en 1794, et déjà très abimée par les soviétiques en 1936. D’une guerre l’autre…
En prévision des exactions russes, la partie historique de la ville a été inscrite en janvier dernier, au patrimoine mondial de l’humanité. Ce qui ne l’a pas protégé. Le pouvoir à Moscou russe s’en moque bien. Vladimir Poutine connait bien l’histoire et il sait en jouer.
S’attaquer aux céréales, au blé, à l’orge, au maïs ou au sarrasin, c’est réveiller le démon de la faim, cette grande famine organisée par Staline en personne entre 1931 et 1933, pour punir le peuple ukrainien de sa soif d’indépendance et prendre son grain, tout le grain, jusqu’au dernier, et le revendre à bas prix sur le marché international, histoire de financer l’industrialisation lourde de l’URSS.
Bien sûr, la population a résisté. Mais voilà les campagnes envahies par des nervis armés de la GPU, des agents du pouvoir, paysans pauvres, ouvriers, membres de la police qui menacent, volent, écrasent.
Une répression aussi féroce que la famine qu’ils apportent avec eux. Que faire quand, les récalcitrants, « saboteurs contre-révolutionnaires », sont déportés ou condamnés à mort, quand les êtres humains ne sont plus que des ombres, quand le pied bute sur des corps congelés au milieu du chemin, en plein centre-ville, quand on manque de charrettes pour transporter les pauvres morts, quand on en est réduit à manger son voisin ou ses enfants ?
À court de mots, les hommes de ce pays en inventeront un : « L’Holodomor ».
Staline a transformé la région si fertile des terres noires en un cimetière à ciel ouvert. L’Holodomor (a provoqué la mort de quatre à cinq millions d’Ukrainiens dans un pays qui comptait 31 millions d’habitants. L’horreur d’abord, puis le silence.
Hors quelques témoignages aussi courageux que rares, il faudra attendre l’ouverture des archives en 1991 pour que l’ampleur du désastre remonte à la surface. En 2008, le Parlement européen a reconnu l’Holodomor comme un crime contre l’humanité, une famine provoquée et un « crime contre le peuple ukrainien et contre l’humanité ».En 2022, il sera — enfin — qualifié de génocide.
C’est bien ce déni de la grande famine qui est au cœur de la mémoire en Ukraine. Au Kremlin, Vladimir Poutine sait tout cela. L’héritier du KGB n’est pas homme à se laisser attendrir par la grâce céleste des coupoles d’une antique cathédrale. La faim est une arme. Et c’est bien ce cauchemar qu’il fait ressurgir à coups de missiles au cœur de la nuit d’une nouvelle guerre.
Je me rappelle mon ami et guide Leonid Tsvetov, que j’avais interrogé sur la manière dont on parlait chez lui de la grande famine. Il m’avait répondu, non, plutôt chuchoté : « Mais… on n’en parlait pas ». Ce fut dit à voix basse, comme s’il pouvait être encore dangereux d’être surpris dans la rue à parler de la «chose », du monstre, de l’Antéchrist. La faim, comme une menace toujours présente, le tourment d’un peuple, une peur de l’enfance des hommes.
Cette peur ancestrale, jamais disparue, qui est de retour.