SNCF : ceux qui ont tué le fret

par Gilles Bridier |  publié le 10/11/2024

Les syndicats de cheminots appellent à la grève contre la liquidation de Fret SNCF. La Commission européenne est mise en accusation au nom d’une souveraineté revendiquée, mais les incohérences sont à rechercher côté français.

Des cheminots protestent contre la proposition du gouvernement de scinder l'entreprise, une décision influencée par les directives de l'Union européenne, le 28 mai 2024. (Photo Umit Donmez / Anadolu AFP)

C’est un double échec français dans un domaine complètement improbable, tant il rayonne dans la culture populaire: le chemin de fer. Et plus spécifiquement le transport de marchandises. Échec des pouvoirs publics qui, depuis des décennies, ne parviennent pas à bâtir une politique des transports qui permette au fret ferroviaire de lutter à armes égales avec le transport routier.

L’ambition née du Grenelle de l’Environnement en 2009 pour favoriser un mode de transport écologique ne s’est jamais concrétisée. Les plans de redressement qui se sont succédé n’ont jamais atteint leurs objectifs malgré les milliards d’euros déversées toujours à contre-temps pour boucher des trous plutôt que pour construire un avenir.

De sorte qu’aujourd’hui, le chemin de fer représente à peine 11% du trafic de marchandises dans l’hexagone (tous opérateurs confondus) contre 30% dans les années 80. Le rail pourtant possède des atouts que d’autres pays ont su exploiter : dans les années 2000, le fret ferroviaire progressait de 45% en Allemagne. Mais dans le même temps, il reculait de 40% en France. À cause notamment de l’abandon du charbon et de l’industrie lourde, mais pas seulement.

Compétitivité en berne

Échec, aussi, de la SNCF qui n’est pas parvenue à relever le défi de la compétitivité face à la concurrence qui a été introduite en 2006 dans le fret sur l’ensemble du territoire. Aujourd’hui, la SNCF dans les marchandises n’assure plus qu’une petite moitié du trafic face à ses concurrents. Au lieu de doubler son activité selon une ambition affichée en 2007, elle n’a pu empêcher un recul de moitié face aux dix-neuf compétiteurs qui ont vu le jour après la libéralisation. Car plutôt que de faire reculer le transport routier, les nouveaux entrants ont mordu dans les parts de marché de la SNCF sans que la direction du groupe ne parvienne à contrer cette pression.

Il faut dire que les gouvernements, hantés par le spectre des crises qui peuvent naître des mouvements sociaux dans le transport, ne lui ont pas facilité la tâche. Les directions de l’entreprise n’ont pas eu les coudées franches pour réorganiser le transport de marchandises et réduire ses coûts de production face à un transport routier qui, au contraire, n’est pas payé à son juste prix (par exemple, on se souvient que les routiers ont obtenu l’abandon du projet d’écotaxe qui aurait pénalisé les poids lourds). Au nom de la paix sociale, les pouvoirs publics ont préféré intervenir ponctuellement à coups de subventions… évaluées par la Commission européenne à 5,3 milliards d’euros entre 2007 et 2019, aides jugées illégales que Fret SNCF aurait dû rembourser.

Élagage à la hache

Pour éviter une mise en faillite de la société au cas où une telle somme aurait dû être remboursée, Clément Beaune, ministre des Transports dans le gouvernement d’Elisabeth Borne, négocia avec Bruxelles un « plan de discontinuité » prévoyant la cession par la SNCF de 30% des trafics et 20% du chiffre d’affaires à ses concurrents, devant générer la suppression de quelque 500 emplois (soit 10% des effectifs). Un élagage à la hache forcément préjudiciable à la poursuite de l’activité. Ces cessions ont déjà été opérées dans le courant de l’année 2024, et deux nouvelles sociétés vont être créées dès janvier 2025 sur les cendres de Fret SNCF: Hexafret, opérateur de fret ferroviaire, et Technis pour la maintenance de locomotives.

C’est pour s’opposer à ce démantèlement que les syndicats ont appelé à une journée de grève le 21 novembre. Et pour faire bonne mesure contre ce qui apparaît comme une « liquidation » à leurs yeux, cette grève sera suivie d’une autre, illimitée cette fois, à partir du 11 décembre. Les syndicats comptent en même temps dénoncer les projets d’ouverture à la concurrence des transports régionaux de voyageurs. Une action en deux temps pour les syndicats, destinée à tester la capacité de réponse et de résistance du gouvernement de Michel Barnier, et de son ministre délégué aux Transports François Durovray. Mais aussi une forme de baroud d’honneur pour le fret, car l’échéance est connue depuis plus d’un an et les cessions ont été réalisées.

Encore une fois, l’Europe va servir de repoussoir. Mais il faut avant tout s’interroger sur la cohérence des politiques de transport en France qui n’ont pas su privilégier un mode favorable à la sauvegarde de l’environnement (un train de marchandises transporte l’équivalent d’une quarantaine de camions en consommant six fois moins d’énergie), et identifié à ce titre comme un axe prioritaire de développement. Toutes les parties prenantes, des ministres de tutelle aux syndicats de cheminots en passant par les directions de la SNCF, devraient s’interroger sur leurs contributions respectives à cette inexorable descente aux enfers du fret ferroviaire, totalement à contre-courant des enjeux écologiques dans le transport. Pour tenter de remonter la pente, fût-ce en partant de très bas.

Gilles Bridier