Sois rage, ô ma douleur

par Laurent Perpère |  publié le 02/03/2024

La crise des opiacés a déjà fait un demi-million de morts par overdose, des pauvres, aux États-Unis. Barbara Kingsolver en fait un roman à la Dickens

OxyContin, Fentanyl, ce sont là des anti-douleurs puissants et addictifs largement prescrits qui se sont diffusés comme substitut légal aux drogues dures. Purdue Pharma, contrôlé par la famille Sackler, a été considéré comme responsable de la promotion agressive du médicament, lourdement condamnée puis mise en faillite. Le scandale a suscité plusieurs œuvres, et notamment le film documentaire Toute la beauté et le sang versé, sur le combat de Nan Golding, ou la série Painskiller.

Barbara Kingsolver, l’une des grandes voix de la littérature américaine, s’est saisie du drame, qui touche tout particulièrement les populations déshéritées des Appalaches, où elle vit depuis longtemps.

Né dans un mobil home au fin fond de la campagne d’une mère toxico et d’un père disparu, Demon Copperhead mène la vie précaire d’un enfant placé, dans des conditions largement (in)dignes de l’Angleterre de David Copperfield. Doté d’une capacité extraordinaire à encaisser les pires conditions de survie, battu, méprisé, il surnage et au bord de l’adolescence, trouve de la stabilité et une forme d’amour chez son coach de football américain qui en fait un joueur vedette du collège. Demon a enfin vaincu la malédiction de ses origines.

Malheureusement, il se blesse gravement et pour rétablir rapidement son statut, le médecin de l’équipe le remet debout grâce à des doses massives d’anti-douleurs. On devine la suite.

Il y a deux raisons pour lire ce gros livre.

D’abord, une incroyable description d’une Amérique rurale totalement laissée pour compte, celle des rednecks, héritiers perdus d’une âpre civilisation de survie sur des terres pauvres et de la mono-industrie disparue des mines de charbon (« Appalaches, souffre-douleur de l’Amérique »). Des bons, ceux qui maintiennent vaille que vaille le souvenir et la pratique des vieilles solidarités de durs à la tâche. Des méchants, confinés dans le ressentiment et la haine de soi qui font oublier la misère. Et surtout la masse de ceux qui n’ont aucun horizon, aucun espoir, assignés pour toujours à la précarité. A tous, le labo Purdue fournit cyniquement l’échappatoire et l’oubli avec la complicité tacite des autorités.

Il fautvraiment lire ce livre pour comprendre cette Amérique à dessein délaissée des petits Blancs, leur colère, leur désespoir, terreaux du populisme. Et il faut le lire comme un terrible avertissement pour nous aussi, Français, avec l’espoir qu’il n’est pas trop tard.

Mais aussi une verve narrative qui fait oublier l’épaisseur du roman, 600 pages. Demon est un merveilleux héros, pour lequel on s’apitoie, tremble et espère. Autour de lui, un galerie de personnages remarquablement caractérisés, à la manière de Dickens ou de Hugo. De belles évocations de la beauté de la nature, comme une possible rédemption et en regard l’étrangeté dangereuse des villes. Une réflexion efficace sur l’origine et les manifestations de la catastrophe, appuyée sur une description désespérante de l’abandon de ses populations par le reste de la nation.

C’est June, personnage solaire, qui le dit à Demon: « C’est pas naturel que des garçons perdent la tête. Ca arrive quand on leur a pris trop de choses ». Nous sommes prévenus.

« On m’appelle Demon Copperhead », de Barbara Kingsolver. 605 pages, Albin Michel. 2 mars 2024

Laurent Perpère

chronique livre et culture