Starmer, la force tranquille

par Denis McShane |  publié le 05/07/2024

Le nouveau Premier ministre britannique est un socialiste calme, déterminé et réformiste. Tout le contraire d’un Mélenchon, en somme…

Keir Starmer et son épouse Victoria arrivant au 10 Downing Street. Photo HENRY NICHOLLS / AFP)

Qui est donc Sir Keir Starmer, grand vainqueur de l’élection législative et désormais leader de la gauche européenne le plus solidement installé au gouvernement ? Il accède à ce poste au même âge que Clement Attlee, le Premier ministre travailliste le plus célèbre de l’histoire de l’après-guerre. De 1945 à 1951, Attlee a transformé la Grande-Bretagne en nationalisant la plupart des industries, en créant un service de santé qui, aujourd’hui encore, est gratuit pour tous les citoyens, en faisant des syndicats des partenaires égaux dans l’industrie et en donnant à l’Inde et au Pakistan leur indépendance, ce qui a évité à la Grande-Bretagne les désastreuses guerres coloniales menées par des ministres socialistes en France de 1945 à 1958, en Indochine et en Algérie.

Sir Keir – un titre attribué aux hauts fonctionnaires de l’État – entre à Downing Street pour exercer sa toute première fonction gouvernementale. Attlee avait été ministre en 1929, puis chef du parti travailliste en 1935 et vice-Premier ministre au sein du conseil des ministres de Winston Churchill pendant la Seconde Guerre mondiale. Harold Wilson ou Tony Blair avaient déjà des années de pratique et d’expérience politiques depuis leur plus jeune âge.

À l’inverse, Starmer n’a jamais cherché à se faire élire député ou même conseiller municipal. Il était avocat spécialisé dans les affaires de droits de l’homme à l’étranger, fonction importante en raison des législations supranationales sur les droits de l’Homme de l’UE et des Nations unies. Starmer n’avait rien d’un Robert Badinter, d’un avocat spécialisé dans les plaidoiries spectaculaires. C’était un juriste méthodique, qui défendait ses clients avec des arguments rationnels fondés sur des précédents précis. Le père de sa femme était un immigrant juif polonais et sa mère s’est convertie au judaïsme. Sa famille n’est pas religieuse, mais le repas du vendredi soir reste un point fixe de la vie familiale. Starmer est passionné de football le week-end et regarde tous les matchs d’Arsenal. C’est un professionnel typique du nord de Londres, qui ne parle aucune langue étrangère et n’a jamais travaillé en Europe.

Au service de Corbyn

C’est ce calme et cette sobriété qui ont séduit Tony Blair lorsque Starmer a été nommé Procureur général de l’Angleterre en 2008. En 2015, à l’âge de 50 ans, il a été élu député travailliste et a accepté de servir Jeremy Corbyn, le Jean-Luc Mélenchon du parti travailliste britannique. D’autres députés plus expérimentés avaient contesté l’anti-européen Corbyn, sachant qu’il garantirait la défaite du Labour et maintiendrait la droite au pouvoir. Starmer est resté fidèle à Corbyn et lorsque le parti travailliste a été battu par Boris Johnson en 2019, il s’est porté candidat à sa succession. Tous les candidats alternatifs de gauche avaient été discrédités par l’ultra-gauchisme de Corbyn et les autres candidats possibles, plus centristes, avaient été découragés ou chassés de la vie politique par les corbynistes.

Starmer n’avait pas de profil particulier, ne s’était pas fait d’ennemis et était considéré comme professionnel et compétent. Sa chance ? Les Premiers ministres conservateurs de l’ère du Brexit qu’il a affrontés étaient incompétents, corrompus et mentaient ouvertement au Parlement. Starmer s’est efforcé de promouvoir des députés travaillistes centristes comme futurs ministres. Ils ont accepté les pratiques économiques des conservateurs en promettant qu’il n’y aurait pas d’augmentation des impôts sur les particuliers. Et que les services publics défaillants (santé, écoles, maisons de retraite, chemins de fer) seraient améliorés par une meilleure gestion et non par de nouveaux investissements.

Starmer a évité de rouvrir la fracture du Brexit en Grande-Bretagne et a refusé de contester le plébiscite de 2016, qui a été en partie financé par Vladimir Poutine et soutenu par la presse de Rupert Murdoch avec des mensonges ininterrompus dans les deux grands journaux comme le Times ainsi que dans presque tous les tabloïds britanniques. Alors que les sondages montrent que 57 % des citoyens britanniques pensent aujourd’hui que le Brexit était une erreur, il n’y a pas de majorité dans les sondages pour un retour dans l’UE si un nouveau référendum était organisé. Pendant de nombreuses décennies, les travaillistes ont été amèrement divisés sur l’Europe. Le paradoxe de la sortie de l’UE signifie que la question de l’Europe ne divise plus le Labour et que le parti peut donc apparaître uni sur cette question historiquement clivante dans la politique de gauche en Grande-Bretagne.

Patience

Starmer a attendu patiemment que les conservateurs commettent des erreurs. Boris Johnson a été contraint de démissionner de la Chambre des communes après que les députés eurent décidé qu’il leur avait menti une fois de trop. Liz Truss, Premier ministre pro-Brexit pendant 49 jours, a dû démissionner après avoir proposé un programme financier de réductions d’impôts pour les riches, laissant tous les citoyens britanniques de la classe moyenne voir les taux d’intérêt que la plupart d’entre eux paient sur les prêts pour acheter leur maison augmenter massivement. Les marchés internationaux ont augmenté le coût des emprunts pour financer l’État britannique et les députés conservateurs ont démis Mme Truss de ses fonctions avant qu’elle ne puisse faire plus de dégâts.

Le dernier Premier ministre conservateur, Rishi Sunak, était comme Emmanuel Macron, un technocrate intelligent de l’élite Davos. Les deux hommes avaient été banquiers – Sunak chez Goldman Sachs et Macron chez Rothschild – avant de décider qu’ils étaient des hommes providentiels qui devaient entrer en politique, et devenir aussitôt chefs d’État, sans aucun apprentissage dans le métier politique. Starmer est resté calme et a évité toute rhétorique radicale. Tout en condamnant la brutalité du massacre des femmes et des enfants de Gaza par Netanyahou, le Parti travailliste a répudié les idéologues qui voulaient utiliser le conflit de Gaza pour soutenir l’élimination d’Israël en tant qu’État du Moyen-Orient. 

Les travaillistes ont remporté 413 sièges sur 650 aux Communes, ce qui est un triomphe. Mais seuls 35 % des électeurs ont soutenu Starmer. Le système britannique d’élection majoritaire à un seul siège peut donner à un parti le contrôle de la Chambre des communes sans qu’il ait obtenu 50 % des suffrages exprimés. Il ne faut donc pas s’attendre à un retour rapide de la Grande-Bretagne en tant qu’État membre de l’UE. Le Parti de la réforme de Nigel Farage a enregistré la plus forte progression en termes de nombre de voix, soit 14 % de plus que les Démocrates libéraux ou les Verts. Si Starmer avait risqué un référendum pour retourner dans l’UE, il aurait perdu.

Il est au pouvoir pour cinq ans. Alors que la France et d’autres nations européennes subissent la montée des partis nationalistes antisystème, que des pays comme l’Allemagne et l’Espagne se débattent avec des coalitions conflictuelles, et qu’outre-Atlantique, le spectre d’une deuxième présidence Trump menace la paix et la stabilité mondiales, Sir Keir Starmer veut mener une politique stable, mesurée et progressiste. Il n’est certes pas un révolutionnaire mais il a conquis le pouvoir et peut maintenant gouverner sans entraves politiques. Peut-être ses camarades de la gauche européenne pourraient-ils venir en Grande-Bretagne, pour comprendre comment le Labour a réussi là où ils échouent…

(*) Denis MacShane a été député travailliste pendant 18 ans et a été ministre des Affaires européennes dans le gouvernement de Tony Blair.

Denis McShane

Correspondant à Londres