Sur la frontière de la honte

par Thierry Gandillot |  publié le 03/02/2024

La réalisatrice polonaise Agnieszka Holland dénonce dans un film coup de poing le scandale des émigrés du Moyen-Orient à la frontière entre le Bélarus et la Pologne. « Green Border » a provoqué l’ire du gouvernement ultraconservateur polonais. Et remporté un immense succès en salle

D.R

Ils rêvaient du paradis suédois ; ils vont connaître l’enfer des forêts de Podlachie. Cette zone marécageuse insalubre à la frontière de la Pologne et du Bélarus, est depuis 2020 le théâtre d’une tragédie dont Agnieszka Holland s’est emparée dans l’urgence. L’ancienne assistante d’Andrej Wajda, réalisatrice d’œuvres aussi puissantes qu’«  Europa, Europa » ou « L’ombre de Staline », a en effet repoussé son très attendu biopic sur Kafka pour empoigner sa caméra et témoigner. Résultat, un film en noir et blanc, de plus de deux heures et demie, qui bouleverse et interroge.

Comment la Pologne, pourtant tenue par ses engagements internationaux, peut-elle ainsi rejeter les émigrés dans une insupportable partie de ping-pong transfrontalière avec le Bélarus ? Pourquoi la Pologne qui accueille à bras ouverts les réfugiés ukrainiens, se ferme-t-elle aux émigrés syriens, afghans, irakiens, libanais, yéménites, somaliens ? Comment en est-on arrivé là ? Que peut-on faire ? Pour Agnieszka, il faut dénoncer ce scandale, au plus près du réel. Elle se situe ainsi dans la droite ligne de ce que les réalisateurs polonais appelaient, dans les années 1970, « le cinéma de l’inquiétude morale. »

Tout commence lorsque le président Bélarus Loukachenko décide, pour sanctionner la Pologne, d’une nouvelle route migratoire venant du Moyen-Orient, un « package » passant par Minsk. Puis les candidats au « paradis européen » sont conduits à 330 kilomètres de là, à la frontière polonaise. Le gouvernement polonais ultraconservateur est furieux, bien entendu. Première décision : légalisation des refoulements. Puis création d’une zone d’exclusion autour de la frontière dont sont interdits journalistes et ONG. Enfin, création d’un mur de 186 kilomètres et de 5,5 mètres de haut, hérissé de barbelés.

Pour la famille syrienne dont Agnieszka Holland suit le calvaire, le « paradis suédois » est bien loin. Y parviendront-ils jamais, d’ailleurs ? Pendant 2 heures et 32 minutes haletantes, on vit avec ces réfugiés désorientés, désabusés, médusés ; et aussi avec ceux qui, malgré les persécutions policières, font tout pour les sauver d’une mort certaine par hypothermie ou sous-nutrition.

Ce film, exemplaire, qui a reçu le prix spécial du Jury à la dernière Mostra de Venise a provoqué la fureur du parti ultraconservateur polonais, ce qui n’a pas empêché près d’un million de Polonais d’aller le voir. Pendant des semaines, la réalisatrice s’est faite insulter pour la vision négative qu’elle donnerait du pays. On ne s’étonnera pas que « Green Border » n’ait pas été sélectionné pour représenter la Pologne aux Oscars.

Il faut aller voir « Green Border ».

Thierry Gandillot

Thierry Gandillot

Chroniqueur cinéma culture