5/ « Sur un vélo qui pédale vers le front »

par LeJournal |  publié le 05/04/2024

Pour qui travaillent les reporters?  Quoi de mieux que de leur poser la question. Cette semaine, Adrien Jeaulmes, Prix Albert Londres

Adrien Jeaulmes

En septembre 1914, au début de la Première Guerre mondiale, Albert Londres, jeune reporter au Matin, se dirige à bicyclette vers Reims où la cathédrale est bombardée par l’artillerie allemande. Dans son reportage, il décrit la nef à ciel ouvert après la destruction de la toiture, le plomb fondu dans l’incendie craché par les gargouilles. Son article, « L’Agonie de la cathédrale », paru à la une du journal, fait sensation et lance la carrière du jeune journaliste.

Cette agonie n’est pas la seule, ni la dernière cette année-là ; il y en aura beaucoup d’autres jusqu’à la fin d’un conflit tel qu’on n’en n’avait encore jamais vu. Mais son reportage saisit la brutalité sans précédent de cette nouvelle guerre mécanique, technologique et absolue. Même s’il ne parle que de la mort d’un édifice, Albert Londres parvient à donner une idée de l’ampleur du cataclysme qui commence. Son sens du détail, la précision de ses descriptions, l’évocation de ses propres sensations, font comprendre que l’on vient d’entrer dans un monde nouveau, où la guerre n’épargne plus rien.

Il n’y aura pas beaucoup de reportages du même genre pendant la Première Guerre mondiale. Londres a profité de ce que le front n’est pas encore stabilisé dans les tranchées pour aller voir par lui-même à quoi ressemble cette guerre nouvelle. L’occasion était unique. Les premières lignes sont vite interdites aux reporters. Le reste de la Grande Guerre se déroule sans d’autres témoins que les combattants. La réalité n’est pas dans les journaux. Les journaux ne racontent pas la réalité. Censure et bourrage de crâne les discréditent considérablement aux yeux du public. Quand l’état-major français se résout, de mauvaise grâce, à créer en 1917 une « Mission de la Presse », celle-ci est soigneusement encadrée par des officiers chargés de s’assurer que les journalistes ne soient emmenés qu’à des endroits du front où il ne se passe strictement rien. Albert Londres, qui en fait partie, est expulsé après une altercation avec l’un de ses mentors pour s’être attardé sur le front au retour de l’une de ces visites organisées.

La communication a pris le pas sur l’information.

Un siècle plus tard, le reporter est comme Albert Londres sur son vélo qui roule vers le front, seul face à des événements gigantesques.

La grande révolution de l’ère numérique a rendu l’information presque instantanée, et reproductible à l’infini. On la trouve désormais partout, fractionnée en mille morceaux épars comme les débris des vitraux de la cathédrale de Reims. Elle est fabriquée, transmise, diffusée de façon planétaire et presque instantanée. Internet a démultiplié le nombre, la portée, et la rapidité à laquelle se propagent les nouvelles, les vraies comme les fausses. Les fausses plus vite que les vraies.

Les développements technologiques ont aussi servi les grands ennemis d’Albert Londres, la censure et le bourrage de crâne, qui se portent mieux que jamais.

Dépassés un moment par l’expansion d’Internet, les États autoritaires ont repris le contrôle des médias. Un citoyen russe ou chinois vit dorénavant dans un monde parallèle, où la réalité se plie au récit officiel, comme à l’époque de Staline ou de Mao.

Même les pays démocratiques tentent de remplacer l’information par la communication. Dans un parallèle saisissant, l’armée française applique au début du XXIe siècle la même doctrine que pendant la Grande Guerre. Pendant les dix ans de l’Opération Barkhane, la France a mené au Sahel une guerre à huis clos, l’état-major n’autorisant que la communication officielle et contrôlant soigneusement l’accès des journalistes à la zone des combats, s’assurant qu’ils ne soient envoyés que là où il ne se passe rien.

Le contrôle est aussi privé. Les entreprises géantes du numérique, parmi les entités les plus riches de l’histoire, exercent une domination grandissante sur la diffusion de l’information, mais aussi sur sa sélection. Quelques modifications d’algorithmes suffisent à transformer la réalité.

Bienvenu à l’ère du fait alternatif. De la diversité des narratifs.

L’ère numérique a aussi redécouvert l’attrait irrésistible de l’excès et de l’outrance. La fausse nouvelle se répand de façon exponentielle, comme une algue invasive. Les infox atteignent des niveaux sans précédents. Les plus extravagantes créent un sentiment d’irréalité. Les plus réalistes minent toute certitude. Les réseaux sociaux se chargent de la diffusion des informations les plus à même de susciter l’outrage, la colère. Les théories du complot prolifèrent comme jamais.

Parallèlement à sa multiplication et à son accélération, l’information a vu sa valeur diminuer. Réduite au terme méprisant de contenu, elle est devenue un produit de basse qualité, bon marché et jetable. Le développement de l’intelligence artificielle est en passe de réduire à rien ses coûts de production. Le troll des années 2016 qui répandait manuellement depuis la Russie ou la Macédoine la désinformation en pleine campagne électorale américaine n’était qu’un artisan à faible rendement. Il est aujourd’hui remplacé en 2023 par un robot capable de produire le mensonge à échelle industrielle.

Mais ces transformations marquent aussi peut-être comme à l’époque d’Albert Londres, le début d’une nouvelle ère du reportage.

Dévaluée quand elle est produite à la chaîne, l’information n’a sans doute jamais eu autant de valeur lorsqu’elle décrit la réalité. Aucune intelligence artificielle ne se préoccupe de ce qu’est la vérité.

Aucun algorithme ne peut évoquer les sensations d’un être humain. La peur, le choc, l’empathie, l’indignation.

Le reporter est toujours celui qui pédale vers la cathédrale de Reims. Il est l’individu de George Orwell face à l’inhumanité d’un monde numérique où les êtres humains sont réduits à des marchandises, les faits modifiés à loisir, complètement inventés ou effacés.

Il est le plus difficile à remplacer. Il écrit, filme, photographie pour nous, pour lui, pour nous tous. Il n’est ni un chercheur, ni un expert. Il n’a pas forcément accès aux informations confidentielles comme le lanceur d’alerte, qui appartient généralement à l’institution dont il dévoile les secrets. Il est souvent tenu à l’écart par les autorités, ce qui n’est pas nouveau, mais aussi souvent par les protagonistes eux-mêmes, gouvernements ou individus, mouvements ou partis politiques, qui préfèrent leur version des faits à celle d’un observateur extérieur. Le citoyen journaliste lui aussi diffuse sa vérité, et non plus la vérité.

Évidemment, le reporter peut se tromper, et il lui arrive encore plus souvent de ne pas tout voir. Mais ce qu’il a vu, il l’a bel et bien vu, et ce qu’il a compris, entendu, écouté.

Le monde ne s’ouvre qu’à ceux qui vont à pied (ou à bicyclette). Le reporter est un fantassin de l’information. Il la recueille à hauteur d’homme. Il donne aux événements leur dimension humaine, leur aspect chaotique, imprévu, plein de surprise.

Il est Nellie Bly dans l’asile d’aliénés de Blackwell’s Island.

Il est Albert Londres devant la ruine de la cathédrale de Reims, ou qui décrit l’horreur du travail forcé sur le chemin de fer du Congo.

Il est Gareth Jones, le journaliste du Guardian, qui, en 1933, décrit la grande famine infligée par l’URSS à l’Ukraine, pendant que son confrère du New York Times, Walter Duranty, reçoit un prix Pulitzer en répétant la communication officielle.

Il est Vassili Grossman, Martha Gellhorn ou Lee Miller qui découvrent les camps de la mort quand s’effondre le IIIe Reich.

Il est Anna Politkovskaïa, qui dit à la Russie ce qu’on fait en son nom en Tchétchénie, et le paie de sa vie.

Il est tous les reporters anonymes, qui se fichent bien d’être connus, agenciers, pigistes, correspondants, envoyés spéciaux, reporters de l’image, du son ou de l’écrit, qui racontent à échelle humaine ce concept qui échappe aux robots. Plus que jamais, le reporter est le facteur humain.

Dans un monde où l’information produite en série a perdu toute valeur, la vérité n’a jamais eu autant de sens, ni de prix. Le reporter s’adresse à chacun de nous.

Adrien Jeaulmes

Diplômé de l’Institut d’études politiques de Lyon1, il s’engage dans la Légion étrangère. il participe à l’opération Pélican 2 en juin 1997 à Brazzaville. Il quitte l’armée afin de se consacrer au journalisme et à la spécialité de reporter de guerre et rejoint Le Figaro fin 1999. Il est lauréat du prix Albert-Londres en 2002 pour ses reportages sur l’Afghanistan.

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