Survivant malgré tout (1991)

publié le 21/07/2024

La nuit du 5 septembre 1972, l’équipe israélienne est prise en otage par des membres de l’organisation terroriste palestinienne Septembre Noir. Bilan : douze morts. Simple spectateur à l’époque, Benoît Heimermann a été marqué par cette tragédie.

Été 1972 : tandis que Munich, capitale de la Bavière et vitrine de la florissante RFA, se pare des couleurs olympiques, l’Allemagne tente de solder la mémoire des Jeux de 1936. Mais l’Histoire s’acharne. La nuit du 5 septembre 1972, l’équipe israélienne est prise en otage par des membres de l’organisation terroriste palestinienne Septembre Noir. Bilan : douze morts.
Simple spectateur à l’époque, Benoît Heimermann a été marqué par cette tragédie. Quarante-quatre ans plus tard, il se souvient.

Journaliste à mon tour, j’ai beaucoup fréquenté les jeux olympiques. Mais, toujours, ceux de Munich ont tenu une place à part. Du fait de leur antériorité, mais aussi à cause de ce coup terrible porté à mes certitudes et à leur inviolabilité. L’actualité, comme l’histoire, m’offriront bien des séances de rattrapage.

En 1991, un reportage en Israël me tendit une perche essentielle. Le prétexte de ce voyage était anodin : évaluer les chances des sportifs russes récemment émigrés en Terre Sainte de briller lors des prochains jeux de Barcelone. Et pourquoi pas de remporter la première médaille d’or israélienne de l’histoire. En vérité, une autre priorité m’occupait : retrouver l’un des deux survivants de la prise d’otages de Munich ! Pour qu’il incarne une réalité jusque-là limitée à une série d’articles, de livres ou d’enquêtes télévisées.

Le lutteur Gad Tsobari, échappé lors du transfert des otages de l’appartement n°1 à l’appartement n°3, était introuvable. En revanche, Tuvia Sokolovski, lui-même poussé à la fuite dès l’irruption du commando, accepta de me recevoir. Rendez-vous fut pris à Quiriat Yam dans les quartiers nord d’Haïfa. Le logement où vivait l’ex-entraîneur était anodin et modeste. Aux murs quelques bibelots hétéroclites, la représentation d’une Menorah [le chandelier à sept branches] et une photographie le représentant écrasé de douleur aux côtés de onze chaises vides lors de la cérémonie d’hommage organisée à Munich le lendemain de l’hécatombe.

« Dès le premier tour de clef, il sent le danger. Le voilà hors de son lit, sautant à l’extérieur sans réfléchir. Un réflexe à qui il doit la vie, mais qui longtemps pèsera sur sa conscience. »

Pas sûr que depuis ce jour maudit, Tuvia ait retrouvé sa pleine sérénité. Nous avons passé une matinée ensemble. Sans surprise, c’est de son passé d’haltérophile qu’il s’est affranchi en priorité. De son apprentissage dans un coin reculé de la campagne polonaise, de son brevet de tourneur, de son record du monde junior, de son départ pour Israël. Une évidente terre promise où il parvint à concilier travail en usine et activités sportives jusqu’à sa reconversion comme cadre national. C’est à ce titre qu’il fit le voyage de Munich. Le récit du drame, son ressenti, sa douleur sont arrivés plus tard. Au compte-gouttes d’abord, de manière quasi débridée par la suite.

À 4h30, le 5 septembre, Tuvia, incommodé par la chaleur, ne dort que d’un œil. Dès le premier tour de clef, il sent le danger à défaut de l’évaluer vraiment. Le voilà hors de son lit, aux prises avec une porte-fenêtre récalcitrante, sautant à l’extérieur sans réfléchir. Un réflexe à qui il doit la vie, mais qui longtemps pèsera sur sa conscience. Comment justifier son geste ? Comment le comparer aux actes de résistance de ses camarades Weinberg et Romano tombés sous le feu ennemi ? Comment s’en accommoder ?

Au bout d’une heure, Tuvia n’avait plus le cœur à argumenter. Sur la vieille bande magnétique que j’ai conservée, j’entends ceci : « Je suis né le 29 mars 1942 dans le ghetto de Lvov [Lemberg]. Mon père a été exécuté en mai et ma mère embarquée pour l’enfer en juin. Elle avait 17 ans. Sans raison, le convoi s’est arrêté en rase campagne, la porte était mal fermée, elle a sauté avec moi dans ses bras. Nous sommes retournés à Lvov et avons vécu le reste de la guerre dans les égouts sous la menace de la diphtérie et des bombardements. À Munich aussi, j’ai détalé comme une bête ! C’était plus fort que moi. C’était comme si une force invisible commandait mes mouvements. Je ne voulais pas mourir sur le sol allemand. »

Fuir et survivre. Hors d’un wagon plombé ou d’un appartement assiégé. D’une voix chevrotante, Tuvia ne se contentait pas de dire le parallèle, il en était la preuve. En guise de conclusion, il me montra encore quelques photographies, des scènes de plage et de vacances. Heureux, il me parla de sa fille non sans insister sur son prénom – Orly [Aurore] – et sur les circonstances de sa naissance survenue le 5 juin 1973, neuf mois, jour pour jour, après le plus mauvais souvenir de sa vie !


Toute la série :
1. Le temps de l’innocence (1972)
2. Un témoin capital (1973)

3. Survivant malgré tout (1991)
4. Vérité et mensonge (2003)
5. Marathon man (2005)

6. Retour aux sources (2016)