Syndicats américains : le virage à droite ?

par Emmanuel Tugny |  publié le 04/10/2024

Le puissant syndicat des routiers américains a, pour la première fois depuis 2000, officiellement lâché le Parti démocrate en rase campagne.

Un syndicaliste de l'International Brotherhood of Teamsters en mars 2018 à Waynesburg, Pennsylvanie (Photo de Drew Angerer / Getty Images via AFP)

La nouvelle, pourtant édifiante, a pu échapper : l’International Brotherhood of Teamsters, aux 1,3 millions d’affiliés, dont l’activité de lobbying et de cogestion sociale se déploie sur fond de perpétuation du rêve pionnier et libertaire yankee, a, pour la première fois depuis 2000, officiellement renoncé, ce 18 septembre, à soutenir Kamala Harris.

Ne nous y trompons pas : héritier de son aïeul britannique, le syndicalisme américain, qui représente, comme en France, un étiage d’un peu plus de 10% des 161,4 millions d’employés du pays, a peu à voir avec celui qui, chez nous, quoi qu’il en ait, oppose, en un rapport de force permanent, un projet politique d’essence saint-simonienne, autogestionnaire, marxiste, évangélique ou communarde, à un autre, issu d’une vision patriarcale ou féodale de l’organisation du travail. Le syndicalisme américain ne rêve pas de la substitution d’un ordre politique ou éthique à un autre. Il se nourrit d’une volonté d’édulcoration « décentralisatrice » des excès autoritaires des « boards » ultralibéraux.

A ce titre, il se situait le plus souvent du côté de celui des deux grands partis américains qui promeut, s’agissant d’économie et d’administration politique, le tempérament de l’autoritarisme, le rejet des despotismes de tout poil, l’esprit décentralisateur, le primat de l’initiative et du dialogue sur la verticalité politique et patronale.

Le syndicalisme américain, en un mot, s’il n’était, au sens français, ni de gauche ni de droite, votait jusqu’ici plutôt démocrate. Il le faisait d’autant plus volontiers qu’il avait dû subir de la part du GOP, favorable au patronat et violemment anticommuniste, de considérables brimades jusqu’aux années 1960.

Joe Biden a pour sa part été favorable aux syndicats : il fut même le seul président à s’afficher sur un piquet de grève, au profit de l’United auto workers, en septembre 2023. Dockers et travailleurs de l’aéronautique ou de la santé ont pu bénéficier de son constant appui, attesté par le projet « protecting the right to organize act », notamment porté par son ministre du travail, l’ancien syndicaliste Marty Walsh.

Quelle mouche a donc piqué, en cette convulsive fin d’été, le plus éminemment yankee de ses rameaux et plus généralement, tout le peuple syndiqué américain que semblent séduire les appâts trumpistes, comme autrefois ceux de Ronald Reagan ?

Il faut voir dans ce virage le résultat d’une lame de fond basiste qu’a savamment entretenue Trump, hostile à la cogestion syndicale et néanmoins manipulateur habile de caciques syndicaux populaires, tels Sean O’Brien, président des « teamsters ».

La nouvelle « neutralité » des syndicats américains doit beaucoup aux conflits que suscitent à leur base les revendications identitaires « woke » qui créent, chez les adhérents, des solutions de continuité raciales et des antagonismes inédits. Elle doit également beaucoup à la question d’une immigration de travail responsable de dumpings sociaux – putatifs ou non – que l’ancien président réifie à son profit en condamnant la supposée « mollesse » démocrate en la matière.

Le machisme et le conservatisme de travailleurs qu’effraient également les transitions économiques et éthiques de la société américaine font le reste : s’il ne s’est pas encore donné au conservatisme, le syndicalisme américain semble, paradoxalement puisqu’à son détriment, se départir de son progressisme natif.

Emmanuel Tugny

Emmanuel Tugny