Syrie : les Kurdes sacrifiés ?

par Pierre Benoit |  publié le 11/12/2024

En soutenant la rébellion anti-Assad, Erdogan avait un plan caché : repousser, voire éliminer, les forces kurdes établies au nord de la Syrie, qui furent nos alliés dans lutte contre Daesh.

Des manifestants pro-kurdes devant le Parlement européen à Bruxelles, le 11 décembre 2024, demandent à la communauté internationale et à l'UE de protéger les Kurdes en Syrie. (Photo Nicolas TUCAT / AFP)

Les manifestations de joie n’avaient pas cessé à Damas que l’armée turque bombardait déjà le nord de la Syrie. Pourtant Ankara avait donné son feu vert pour l’offensive des rebelles ; la Turquie contrôle « l’Armée nationale syrienne » qui est présente aux côtés des vainqueurs à Damas. Réunissant plusieurs factions d’opposants, l’ANS est, de facto, une coalition de milices pro-turques. Alors, pourquoi ces bombardements ?

La réponse est simple : Recep Tayyip Erdogan veut toucher les dividendes de son soutien à la rébellion anti-Assad. Son premier objectif est de bousculer dans le nord les Forces Démocratiques Syriennes, un mouvement composé en grande partie de Kurdes syriens, mais, selon lui, trop proche du PKK turc, son ennemi juré depuis toujours. La manœuvre est claire : prendre en tenaille les combattants kurdes entre les tombeurs d’Assad et l’armée d’Ankara. Voilà pourquoi, l’aviation turque a bombardé la ville de Mandij, une zone sous le contrôle des FDS, faisant plusieurs victimes.

En fait, le président turc déroule son agenda. Tirant parti du recul de l’Iran, de l’affaiblissement du Hezbollah et de l’entre-deux diplomatique à Washington, il veut profiter de la transition du pouvoir à Damas pour créer une large zone tampon où son armée pourrait manœuvrer à sa guise. Son projet consiste à neutraliser les Kurdes en créant cette zone tout au long de la frontière, comme si la délimitation avec la Turquie glissait vers le sud sur une profondeur de 30 km. Elle devrait même s’étendre jusqu’à l’ouest de l’Euphrate où se trouve la ville de Mandij aujourd’hui sous les bombes
En principe, une telle opération doit passer par le feu vert de Washington. Fondées en 2015, les FDS sont soutenus par la coalition internationale dirigée par les États-Unis pour lutter contre Daech. En octobre 2017, les FDS ont eu leur heure de gloire avec la prise de Raqqa, cette éphémère « capitale » de l’État islamique qui défiait alors le pouvoir de Damas. C’est à Raqqa, on s’en souvient, qu’ont été planifié les attentats de novembre 2015 à Paris. Et jusqu’à aujourd’hui, Washington a fourni une couverture aérienne aux combattants de cette formation. La France est elle aussi présente dans cette coalition.

Depuis la chute d’Assad, Erdogan justifie ses manœuvres militaires en disant : « nous ne pouvons permettre que la Syrie soit à nouveau divisée ». Mais le prétexte de la division ne tient pas ; ce qu’il annonce est une autre exigence : il veut que le nouveau pouvoir à Damas mette fin au régime d’auto-administration en vigueur dans les nord et nord-est de la Syrie, partout ou Daech a été chassé par les armes. Dans toutes ces régions, l’administration civile est partagée entre Kurdes, arabes et chrétiens. Mettre un terme à cette situation et tout recentrer à partir de Damas, tel est la seconde exigence du maître d’Ankara.
Depuis Paris, où il était invité à la cérémonie de réouverture de Notre Dame, Donald Trump a tweeté cette phrase au moment de la chute d’Assad : « les États-Unis n’ont rien à voir avec ce qui se passe en Syrie ». Pour les kurdes, ces quelques mots sonnent comme un funeste présage. « Aujourd’hui, ils ont le sentiment de n’avoir que de mauvais alliés, relève la documentariste Mylène Sauloy, qui a réalisé de nombreux reportages au Moyen-Orient. Elle ajoute : « Les Kurdes sont persuadés que Donald Trump ne fera rien pour eux ».

Après la chute d’Assad, la seconde administration Trump va-t-elle « lâcher » pour de bon les kurdes qui ont joué un rôle de premier plan dans les combats contre Daech avec quelque 36.000 victimes en sept ans de guerre ? « C’est malheureusement une possibilité » explique l’écrivain Patrice Franceschi qui défend la cause kurde depuis plus de vingt ans. Et d’insister : « ce serait la pire des choses pour les intérêts sécuritaires en Europe et en France. Nous retournerions dix ans en arrière, au temps où Kobané a failli passer sous le contrôle des islamistes. La région nord serait dès lors partagée entre les résidus de Daech et l’Armée nationale syrienne pro-turque. Je suis lucide, les Kurdes appellent à l’aide. »

Pierre Benoit