Tapie : la légende s’effondre

par Laurent Joffrin |  publié le 29/03/2024

Jean Peyrelevade démontre que l’homme d’affaires, médiocre manager, n’a jamais été victime d’un quelconque complot dans l’affaire Adidas

Bernard Tapie, magnat des affaires, acteur et homme politique français, mort à l'âge de 78 ans le 3 octobre 2021, d'un cancer de l'estomac -Photo CLEMENT MAHOUDEAU / AFP

Une légende entoure toujours Bernard Tapie, disparu il y a un peu plus de deux ans, et dont Netflix vient de diffuser un « biopic » à succès. Une légende dont Jean Peyrelevade, un temps adversaire de Tapie dans l’affaire du Crédit Lyonnais, fait aujourd’hui justice dans un petit livre éclairant et définitif.

Chacun a compris que l’homme d’affaires, qui a failli réussir une carrière de Berlusconi à la française, était en délicatesse avec la loi, et que ses talents de chef d’entreprise étaient largement usurpés. Mais pour une bonne partie de l’opinion, le bateleur qu’on voyait déjà maire de Marseille et – pourquoi pas ? – président de la République, a été terrassé par « l’establishment » qui le tenait pour un dangereux intrus.

On fait ainsi référence au combat épique qui s’est déroulé pendant plus de vingt ans autour de l’achat puis de la vente de la société d’articles de sport Adidas – « l’affaire de sa vie », avait-il dit. Au début des années 1990, en effet, Tapie est ministre de François Mitterrand et de Pierre Bérégovoy, l’un à l’Élysée et l’autre à Matignon. Il a acheté et vendu plusieurs entreprises, dirigé l’Olympique de Marseille et affronté Jean-Marie Le Pen dans un duel télévisé resté fameux, puis s’est fait élire député dans les Bouches-du-Rhône.

Pour le nommer ministre, Mitterrand exige de lui qu’il revende ses sociétés de manière à écarter tout soupçon de conflit d’intérêts. C’est ainsi que le Crédit Lyonnais, son prêteur habituel, lui permet de vendre la société aux trois bandes pour environ 2 milliards, ce qui permet à Tapie, icône des « années-fric », d’éponger ses multiples dettes tout en conservant le train de vie munificent qui a tant contribué à son image de gagneur de charme. C’est ainsi que naît la légende du complot : deux ans après la vente de ce fleuron du sport, en effet, le Crédit Lyonnais trouve en la personne de l’homme d’affaires Robert Louis-Dreyfus, à qui il avait conféré une option d’achat deux ans plus tôt, un acheteur ferme pour la somme de 4 milliards.

Aussitôt Tapie crie au scandale. Le Crédit Lyonnais, dit-il, était au départ le véritable acheteur d’Adidas (pour 2 milliards), tout en sachant très bien qu’il pourrait ensuite céder la société à Louis-Dreyfus pour 4 milliards. Il aurait ainsi privé Tapie d’une plus-value énorme pour la détourner à son profit. Et l’homme d’affaires de désigner un chef d’orchestre et exécuteur voué à sa perte, Jean Peyrelevade, qui dirigea la banque pendant une partie de la période concernée, et qui avait déjà fait prononcer la mise en faillite personnelle de l’homme d’affaires.

Une longue bataille juridique s’ensuivit, dans laquelle Tapie sembla l’emporter, puis échouer, jusqu’à ce que, Nicolas Sarkozy étant président de la République, la nouvelle ministre des Finances Christine Lagarde, décide, sur les instances de Tapie, de confier le différend à un arbitrage privé. Soigneusement composé, statuant manifestement sous influence, ce tribunal privé donna soudain raison à Tapie, qui se vit gratifié miraculeusement de plus de 350 millions d’euros, auxquels s’ajouta une compensation « morale » de 45 millions. Scandale, nouvelle bataille judiciaire autour de l’arbitrage, seulement interrompue par la mort du principal protagoniste, emporté par un cancer.

Après un délai de décence nécessaire, Peyrelevade, économiste et banquier respecté, livre aujourd’hui le fin mot de l’affaire, reprenant point par point un dossier touffu où le savoir-faire médiatique de Tapie a longtemps imposé la version qui lui convenait : acharné à sa perte, le Crédit Lyonnais lui aurait racheté à bas prix Adidas, en sous-main à travers des « sociétés off-shore », pour s’assurer une plus-value confortable et estamper ainsi son client-adversaire. Chiffres et documents à l’appui, Peyrelevade démonte patiemment le conte financier raconté pendant vingt ans par Tapie.

Il en ressort trois conclusions. Tapie, en premier lieu, n’était pas le manager surdoué qu’il prétendait être. Au moment de la vente d’Adidas, ses autres sociétés étaient en déconfiture, il vivait à crédit, incapable de rembourser ses dettes. En deuxième lieu, Adidas sous sa direction accumulait les pertes et n’aurait sans doutez pas fait long feu sans l’intervention de la banque qui a repris les risques à son compte pour tenter de trouver un acheteur compétent.

En troisième lieu, surtout, les « fonds off-shore » qui ont participé au montage initial n’appartenaient pas au Crédit Lyonnais. Peyrelevade produit les deux lettres qui en attestent, rédigées par les dirigeants des fonds en question, tous deux des filiales de banques internationales connues sur la place. Le Crédit Lyonnais, donc ne s’est pas « vendu Adidas à lui-même » à l’insu de Tapie, selon la légende, mais a seulement trouvé le manager capable de relever l’entreprise, qui a fait jouer deux ans plus tard l’option que lui avait conférée la banque. Nul complot dans l’affaire, seulement l’exercice avisé du métier de banquier d’affaires, qui cherche et trouve une solution pour renflouer une entreprise en difficulté.

C’est la thèse de Peyrelevade, forcément subjective ? Pas seulement. Après la disparition de Tapie et à la suite d’un procès en bonne et due forme, les protagonistes pro-Tapie ont tous été condamnés pour « arbitrage frauduleux ». Ainsi la légende du franc-tireur des affaires éliminé par le ténébreux complot de l’establishment trouve-elle son point final.

Jean Peyrelevade – L’affaire Tapie, vérité et mensonges, Odile Jacob, 180 pages, 17,90 euros

Laurent Joffrin