Tentative d’assassinat de Robert Fico : quelles conséquences pour la Slovaquie ?

publié le 20/05/2024

ITW de Jan Rovny, Professor of Political Science, Centre d’études européennes et de politique, Sciences Po

Robert Fico, au centre, vient de se faire tirer dessus. Ses gardes du corps le précipitent dans un véhicule pendant que, hors champ, leurs collègues maîtrisent le tireur. RTVS/AFP

Mercredi 15 mai, dans la petite ville slovaque de Handlova, Robert Fico, 59 ans, redevenu premier ministre le 25 octobre dernier après avoir déjà exercé cette fonction – la plus importante dans son pays – pendant dix ans au total entre 2006 et 2018, a été victime d’une tentative d’assassinat. Touché par cinq balles à bout portant, il a été rapidement évacué vers son hôpital. Son état, un temps jugé critique, est désormais qualifié de « grave ». Le suspect, un homme de 71 ans aux motivations floues, a été arrêté.

Fico est un dirigeant qui détonne au sein de l’UE. Élu sur une ligne populiste, notamment marquée par un discours résolument hostile aux migrants et aux minorités sexuelles, connu pour sa proximité avec Moscou sur le dossier ukrainien, souvent présenté comme un tenant de l’illibéralisme à l’instar du premier ministre de la Hongrie voisine, Viktor Orban, dont il est proche, il est un personnage extrêmement clivant sur la scène politique de la Slovaquie, ce pays d’Europe centrale de quelque 5,5 millions d’habitants actuellement plongé, comme les 26 autres États membres de l’UE, en pleine campagne électorale dans la perspective des européennes du 9 juin prochain.

The Conversation France a demandé à Jan Rovny, professeur de science politique au Centre d’études européennes et de politique comparée à Sciences Po, de revenir sur la trajectoire et l’idéologie de Robert Fico, et d’évaluer les conséquences que pourrait avoir cet événement sans précédent en Slovaquie, et rarissime à l’échelle de l’Europe, où les deux derniers chefs de gouvernement à avoir été assassinés dans l’exercice de leurs fonctions sont le Serbe Zoran Djindjic en 2003 et le Suédois Olof Palme en 1986.

Comment qualifieriez-vous Robert Fico, sur le plan politique ? Son parcours et ses prises de position sont-ils ceux d’une personnalité inclassable, ou bien s’inscrivent-ils dans des mouvances politiques clairement définies ?

Tout d’abord, il me semble important de commencer par rappeler que toute forme de violence, et en particulier la violence politique, est un phénomène odieux. Ce qui s’est passé ce 15 mai, c’est d’abord une tentative de meurtre visant un être humain, et ensuite seulement une attaque contre une personnalité politique – une personnalité politique qui a remporté des élections équitables et compétitives, et qui a légitimement accédé aux fonctions qui sont les siennes. Cet acte est une atteinte à la vie humaine et, au-delà, du fait du poste de la personne visée, une atteinte à la démocratie libérale, et mérite donc une condamnation absolument univoque.

Robert Fico est un personnage incontournable de la politique slovaque depuis un quart de siècle. Initialement issu du parti social-démocrate modéré SDL (Parti de la gauche démocratique), qui était un parti post-communiste réformé, Fico a fondé en 1999 son propre parti, SMER (Direction), initialement inspiré par la politique dite de la troisième voie du Labour britannique de Tony Blair et opposé au gouvernement de droite en place à l’époque en Slovaquie.

Au début des années 2000, Fico parvient à dominer l’aile gauche de la politique slovaque en attirant dans l’orbite du SMER d’autres forces de gauche. Il est généralement soutenu par des électeurs socialement défavorisés, qui ont été les perdants de la transition économique de la Slovaquie vers une économie capitaliste – une transition dans l’ensemble plutôt réussie

Fico attire de plus en plus ces électeurs en insérant dans son discours un mélange de protectionnisme économique, de connotations nationalistes et de rhétorique hostile aux minorités. En 2006, il forme un gouvernement de coalition avec des forces nationalistes et de droite radicale, et continue à glisser vers un illibéralisme politique de plus en plus explicite.

Fico et ses gouvernements – il sera premier ministre de 2006 à 2010 puis de 2012 à 2018, avant de récupérer ce poste en 2023 – sont accusés d’approfondir les pratiques de corruption et de construire ce que certains analystes qualifient d’« État mafieux », associant les élites politiques du régime à des oligarques impliqués dans des pratiques commerciales douteuses.

Fico est contraint de démissionner à la suite de l’assassinat, en 2018, d’un journaliste politique, Ján Kuciak, qui enquêtait sur les liens de la SMER avec le crime organisé. Son retour au pouvoir à l’issue des élections législatives de 2023 est précédé par des apparitions publiques remarquées dans le contexte des protestations contre les mesures sanitaires prises par le gouvernement pendant la pandémie de Covid, et par sa vive opposition à l’envoi de nouvelles armes à l’Ukraine.

Après sa réélection en 2023, Fico et son gouvernement, qui comporte des ministres d’extrême droite, se sont lancés dans une rapide « dé-démocratisation » à la Viktor Orban, en abolissant le bureau spécial du procureur pour les affaires de corruption et de crime organisé, et en cherchant à fermer la chaîne de télévision publique slovaque. Le camp politique de Fico a obtenu la victoire de son ancien collaborateur, Peter Pellegrini, lors de la toute récente élection présidentielle (23 mars/6 avril), ce qui a renforcé l’emprise de Fico sur le pouvoir.

En bref, Fico ne verrait probablement rien à redire si on le qualifiait de « Viktor Orban de la Slovaquie ».

En Slovaquie, quelles sont les réactions à la tentative d’assassinat dont il a été la cible ?

La quasi-totalité des adversaires de Fico, à commencer par la présidente sortante Zuzana Caputova, qui est son adversaire de longue date, ainsi que de nombreux médias, ont fermement condamné la tentative d’assassinat et lancé un appel à l’unité politique et sociale, mettant en garde contre les effets néfastes de la violence politique et de son instrumentalisation opportuniste.

D’autre part, un certain nombre de membres du gouvernement ont réagi en critiquant l’opposition libérale et les médias traditionnels, allant jusqu’à affirmer que ceux-ci avaient le sang de Fico sur les mains en raison de leurs critiques à l’égard du premier ministre. Les mesures que le camp gouvernemental pourrait prendre dans les prochains jours et les prochaines semaines en matière de contrôle des médias, notamment, devront être scrutées de près.

Une chose semble sûre : un tel acte de violence politique, sans précédent dans la jeune histoire de la Slovaquie indépendante, n’est certainement pas de nature à favoriser une évolution harmonieuse vers une démocratie libérale apaisée. Le gouvernement avait déjà clairement indiqué que certains de ses objectifs étaient tout à fait illibéraux ; le contexte actuel va encore accroître sa détermination à agir dans ce sens.

S’achemine-t-on vers une prise de contrôle des médias slovaques par le pouvoir ?

Depuis que Fico est revenu aux affaires à l’automne 2023, le pays s’est précipité sur la voie d’un illibéralisme à la Orban. Fondamentalement, la tentative d’assassinat n’a pas changé la donne, si ce n’est qu’un tel épisode peut donner au gouvernement les coudées franches pour l’utiliser comme prétexte à de nouvelles restrictions de la liberté des médias et de l’indépendance de la justice.

Peut-on déjà prévoir l’impact de cet événement sur le résultat des élections européennes en Slovaquie ?

Nous ne disposons pas encore de sondages effectués après la tentative d’assassinat pour nous faire une idée plus précise de la façon dont cela a – ou non – incité les citoyens slovaques à modifier leurs intentions de vote. On peut s’attendre à ce que l’attentat contre le premier ministre génère un certain nombre de votes de sympathie et augmente ainsi les chances électorales de son parti, le SMER, qui, en avril, devançait l’opposition libérale d’un point de pourcentage dans les sondages. Simultanément, l’opposition libérale a déclaré – par respect – qu’elle suspendrait toutes ses manifestations politiques.

Dans quelle mesure la violence politique est-elle répandue dans les pays anciennement communistes ayant adhéré à l’UE en 2004 et 2007 ?

En Europe centrale, la violence politique est plutôt limitée. La Slovaquie a connu un assassinat qui a eu un grand retentissement et qui était clairement motivé par des considérations politiques, celui de Ján Kuciak en 2018 – un épisode qui, je l’ai évoqué, a contraint Fico à démissionner. En dehors de cela, la violence politique est rare à un niveau aussi élevé. Si l’on compare avec l’Europe occidentale et que l’on considère les assassinats politiques de personnalités telles que Pim Fortuyn aux Pays-Bas, Anna Lindh en Suède et Jo Cox ou David Amess au Royaume-Uni, il semble que les assassinats à motivation politique soient plus fréquents à l’ouest.

Quels sont les scénarios probables si Fico se remet de ses blessures ? Et s’il ne parvient pas à reprendre ses activités politiques ?

Si Robert Fico se rétablit et reprend son poste de premier ministre, il est difficile d’imaginer que sa rencontre rapprochée avec la mort lui apportera une forme d’épiphanie. Je m’attends à ce qu’il poursuive ses politiques illibérales – avec probablement encore moins de scrupules qu’auparavant. S’il succombe à ses blessures ou en tout cas ne parvient pas à retrouver l’intégralité de ses moyens et se retire de la vie politique, il sera probablement remplacé par l’un de ses proches collaborateurs – peut-être Robert Kalinak, ancien ministre de l’Intérieur et actuel ministre de la Défense. Je m’attends à ce que Fico lui-même et son parti utilisent l’assassinat à des fins politiques. Quoi qu’il arrive, la démocratie libérale en Slovaquie semble suspendue à un fil de plus en plus précaire.

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