Tintin au Congo : on a marché sur le wokisme

par Laurent Joffrin |  publié le 23/12/2023

La réédition de l’album colonialiste d’Hergé échappe à la censure rétrospective de l’idéologie décoloniale. Elle n’est pas pour autant exempte de reproches…

Une scène, tirée de l'album de bandes-dessinées "Tintin au Congo" et réalisée à partir de milliers d'oranges et de citrons, est présentée, le 14 février à Menton, lors de la traditionnelle fête du citron, dont le thème, cette année, est le célèbre personnage du dessinateur belge Hergé - Photo PATRICK HERTZOG / AFP

Échec à la « cancel culture »… Les éditions Casterman rééditent, dans la version originale colorisée, le deuxième album des aventures de Tintin publié en 1930, Tintin au Congo. Plutôt que d’enfouir par pusillanimité ce témoignage du colonialisme dans l’oubli d’une mémoire révisée selon les principes contemporains, la maison belge a choisi de le faire précéder d’une préface rappelant le contexte d’époque et prenant ses distances avec l’intrinsèque perversité de l’entreprise coloniale. Sage solution qui évite la censure rétrospective tout en soulignant la fausseté du message implicite de l’album.

On rappelle ainsi, utilement, que Tintin au Congo était destiné par Hergé et son inspirateur, l’abbé Wallez, clerc catholique admirateur des régimes fascistes et directeur du très conservateur quotidien bruxellois Le Vingtième siècle, à édifier les jeunes lecteurs dans l’admiration de l’œuvre « civilisatrice » réalisée par le royaume belge.

En effet, le succès planétaire de Tintin au Congo ne peut excuser l’orientation aujourd’hui scandaleuse de l’album, où les colonisateurs belges sont dépeints en représentants débonnaires de l’humanisme occidental, face à des Africains soumis, ignorants, paresseux et ridicules. L’oeuvre d’Hergé, prisée des enfants, véhicule avec candeur tous les clichés racistes qui ont justifié la conquête sanglante de l’actuel Zaïre et le maintien d’un ordre cruel et méprisant sur ce vaste territoire exposé à l’exploitation la plus éhontée.

La nouvelle publication exigeait donc un avertissement et une explication, seule solution acceptable quand on a affaire à des œuvres de propagande de niant les grands crimes passés, tout en respectant les principes de liberté d’expression et d’édition qui sont à la base de la culture démocratique. 

Une seule critique, mais elle est de taille : la prudence coupable avec laquelle Philippe Goddin, longtemps secrétaire de la Fondation Hergé, remplit sa tâche de « mise en contexte ». Certes il condamne sans ambages l’ordre colonial dont Tintin se fait l’apologiste, tout comme la désinvolture avec laquelle le jeune reporter se livre à un véritable massacre sur la faune du Congo belge (curieusement, elle lui semble même plus choquante que la colonisation elle-même…) Mais avec quelle circonspection !

Chacun le sait aujourd’hui : l’annexion du Congo perpétrée par le roi Léopold II, qui avait fait de la conquête sa propriété personnelle, a donné lieu à des exactions dont même les contemporains ont réprouvé la féroce brutalité. Mark Twain la résumait ainsi en 1905 : Léopold II est « le roi avec 10 millions de morts sur la conscience » et Conan Doyle, pourtant colonialiste lui aussi, portait ce jugement sans appel :  « Beaucoup d’entre nous en Angleterre considèrent le crime qui a été commis sur les terres congolaises par le roi Léopold de Belgique et ses partisans comme le plus grand crime jamais répertorié dans les annales de l’humanité. Je suis personnellement tout à fait de cette opinion ». Toutes précisions absentes de la préface de Goddin.

Léopold II mena en effet une politique de rentabilisation sans scrupule de sa colonie, instaurant le travail forcé pour s’approprier le caoutchouc du Congo, asservissant les Congolais en usant largement de la torture, des mutilations et des exécutions sommaires. Un seul exemple de ces méthodes barbares : il avait ordonné que les Africains dont la productivité était insuffisante aient les mains coupées en représailles…

On estime à plusieurs millions le nombre de morts occasionnées par cette entreprise fondée sur le racisme et la cupidité combinés. Après la mort du roi, et en raison du scandale causé par ses méthodes, le régime du Congo belge s’était quelque peu atténué, sans rien changer de substantiel à l’injustice essentielle du régime colonial.

Cette préface renvoie, plus généralement, à l’indulgence persistante des gardiens de la mémoire d’Hergé envers le maître de la « ligne claire ». Pour être vraiment honnête, Philippe Goddin aurait dû rappeler, tout de même, la nature de ses convictions du créateur de Tintin, constantes jusqu’en 1945. Hergé s’était certes tenu éloigné de l’engagement politique direct.

Mais ses sympathies, de toute évidence, allaient vers un nationalisme fascisant teinté de catholicisme, tel celui du parti rexiste, pâle copie belge des formations de Hitler et de Mussolini, comme l’a bien montré Pierre Assouline, biographe du génie de la bande dessinée.

Les albums de Tintin en portent la trace indubitable, avant d’être prudemment édulcorés à la suite des critiques formulées à la Libération par les résistants belges, qui avaient valu à Hergé un court séjour en prison. Les premiers opus, Tintin au pays des Soviets, Tintin au Congo et Tintin en Amérique, sont marqués par les trois obsessions de l’extrême-droite européenne des années trente, l’anticommunisme, le colonialisme et l’hostilité envers les démocraties capitalistes.

Paru en 1941 et 1942 dans le quotidien Le Soir, le chef-d’œuvre d’Hergé L’Étoile Mystérieuse, met en scène la course entre une société européenne de recherche scientifique menée par Tintin et le capitaine Haddock, composée de représentants des pays occupés par l’Allemagne, et sa perfide concurrente américaine prête à tous les expédients, pour retrouver une météorite tombée dans l’Océan Arctique.

L’expédition ennemie est montée par un milliardaire juif new-yorkais nommé Blumenfeld, cynique à souhait ; au moment où la météorite s’approche de la Terre, au début de l’album, une vignette montre deux Juifs au nez crochu se frottant les mains avec ce commentaire : « la fin du monde, voilà une bonne affaire ! ». Blumenfeld fut rebaptisé Bohlwinkel après la guerre, patronyme issu du patois bruxellois, et la vignette grossièrement antisémite prudemment ôtée de la nouvelle version. Voilà qui mériterait une autre préface en cas de réédition…

Hergé se détourna de la politique après la guerre, tout en gardant des relations discrètes et ambiguës avec certaines personnalités de la collaboration. Ses albums des années cinquante sont surtout inspirés de la morale scoute dont Hergé a gardé l’empreinte acquise pendant sa jeunesse. Héros intrépide et sans tache, toujours prêt à défendre le faible et à combattre le crime et l’oppression, Tintin poursuit ses aventures trépidantes pendant une vingtaine d’années en toute orthodoxie chrétienne et démocratique, dénonçant la persistance de l’esclavage dans Coke en Stock, la dictature de Bordurie dans L’Affaire Tournesol ou les préjugés anti-roms dans Les Bijoux de la Castafiore.

Quant à Tintin au Congo, réédité en 1960 dans une version moins outrageante, vendu à quelque dix millions d’exemplaires, il a conquis, ultime paradoxe, la place enviable d’album préféré du public africain…  

Laurent Joffrin